La théorie du psychodrame et la question du groupe
L'AGIR EN PSYCHODRAME FREUDIEN
L’adolescence à Ok Corral,
ou la représentation mise en échec.
Pierre Bourdariat
UN DÉBUT À L'ARRACHÉE...DES ADULTES DÉSAVOUÉS
Un groupe d’adolescents durant trois, presque quatre années.
Pendant une année et demie, majorité de filles, dont "l’impulse" de provocation et de moquerie séductrice s’imposera un temps, ne reculant devant rien de formules sexuelles crues, et qui tombera autant faute de combattantes que du fait de l’arrivée de garçons, dont tel ou tel évoquant sans fard ses prouesses de baisers à pleine bouche à treize ans, autant que son habitude des préservatifs. Et bien sûr, nous avec nos cheveux blancs ne savons certainement plus de quoi il s’agit aujourd’hui. Mais le désarroi est là aussi bien : en fait, nous n’avons pas de parents.
L’une des filles (16 ans) évoque ses fugues à répétition, s’offrant en somme à se faire abuser (ce qui arriva une fois, dans les alentours d’une gare). Une autre, tout autre, de 14 ans et quelques, faisant plus que son âge se désespère de vivre sa vie, s’enfermant chez ses parents qu’elle tient en même temps à distance, avec un certain sourire désabusé empreint d'une sorte de malignité : elle tient ses parents en respect. Les parents, les adultes en général, ‘vous n’êtes promesse d’aucun avenir pour nous’, semble-t-elle nous dire.
Pas d’échappatoire : nous ne sommes pas crus, nous les adultes. Le "cru et le cuit" écrivit certain grand homme ; cette différence n’existerait plus, et si nous ne sommes pas crus, c’est que nous sommes complètement cuits, cramés, parce que la cuisine n’existe plus. Il n’y a plus de savoir faire culinaire éducatif. Car leurs parents, avec le monde scolaire, ses professeurs, apparaissent, pour eux, complètement en dehors de la plaque, et le défi est difficile à relever : littéralement, ils ne sont plus sur le plateau. Monde à plat, aplati, ...unidimensionnel le monde adulte. Il en ressort comme une bouillie, du tiède. Sinon on se brûle, ou l’on pourrit.
Pas d’échappatoire aussi, parce que, en même temps, nous ne sommes pas chargés de leur éducation, à ces chers "enfants", - qui sont bien sûr toujours grands avant l’âge ! (Est-ce que
cela pourrait rappeler la question d' Anna Freud, qu’elle formulait de cette manière il me semble : « Il y a un temps d’éducation … à la psychothérapie, qui doit précéder le travail thérapeutique lui-même »?) La défaillance du monde adulte en tous cas est là patente, en la personne du monde de la marchandise, de l’objet toxique, du monde virtuel.
À se demander si le nom d' "adulte" a encore quelque viabilité. En revanche, plusieurs prénoms, chez les garçons , je les dis pour faire image tellement ils appellent à de grands destins : Maxence, deux Maxime, un Alexandre, un Aurélien. Quelles attentes avons-nous pour nos enfants ! Nous sommes plus dans le romantisme et la spontanéité de la vie avec les filles : bien sûr nous avons une Marianne, une Isabelle avions-nous, une Sophie ; mais voici Mathilde, Suzy, Gwenaëlle (Celle-ci : « vous pouvez m’appeler Gwen, si vous voulez ! » « Non non, Gwenaëlle en entier c’est bien, » dis-je). Le leitmotiv répété : les adultes ont toujours raison ! Avec ce contrepoint de Maxence il y a quelques temps, une remarquable sortie, une tirade : « Les enfants, à quoi çà sert les enfants ?! Çà sert à rien. Çà sert à rien ! » Pendant une demi-heure, impossible de l’arrêter ou de l’attendrir, avec des : ‘mais c’est mignon un bébé, non ? Et puis, tu sais … tu es un ancien bébé…etc.’
PARLER, ON Y VIENT, MAIS JOUER!...
Avec l’arrivée de cette Gwenaëlle, de Suzy, nous nous déplaçons, nous entrons dans une troisième phase, où la parole va pouvoir mieux occuper le terrain. C’est déjà Maxence, il y a près d’un mois, en contrepoint complet de sa défense d’un massacre des Saints Innocents, qui l’inaugurera, avec cette adresse à Aurélien : « Est-ce que tu vois que tu t’enfuis ? (te défiles). ‘Moi je sais bien que je viens pour, etc … grandir… » Aurélien, rencogné dans son fauteuil, ronchonne.
La seconde phase commençait à finir avec leur arrivée, - ces deux grandes et belles filles, l’une venant pour les faits de harcèlement et d’ostracisme incessants (liés à son origine arménienne), l’autre pour les moqueries dues à son physique étonnant de femme, pour son âge de 15 ans, - sans compter un esprit pétillant pas en retard non plus. Cette seconde phase avait consisté en emportements des garçons en écho aux uns aux autres, - les trois filles de ce moment-là réduites au silence -, à se comparer (vêtements, baskets, jeux vidéo), et à écharper tout ce qui vient de l’autre monde, tout proche d’eux, dont nous tout près.
Nous sommes confrontés à la difficile mise en scène d'une quelconque situation. Gênés, intimidés tout d’un coup, on les voit, touchants, combien ils pressentent l’enjeu de la représentation : oser se présenter et accepter que quelque chose les représente, soit visible de eux. Ils préfèrent ‘jouer à’, comme les petits, se laisser prendre dans l’élation des interactions, où l’on n’a rien à dire à personne de précis ni de particulier, mais besoin de s’ébrouer pour se sentir exister. On se saoule. …Nous voici renvoyés aux méfaits de la dynamique de groupe quand tant va ‘l’impulse’ de vie et d’angoisse des adolescents qu’on n’a plus ni regard ni oreille qui se présentent à nous, pour les accrocher, saisir leur intelligence et leur existence singulière. Leur affaire personnelle et singulière est en somme défigurée, collectivisée dans les choses communes, dans lesquelles on est sûr de se ressembler, de ne pas se distinguer. Si on laisse courir. Et ‘tenir les rênes’ n’est pas simple.
La troisième phase est donc celle de la soudaine affirmation des filles, qui, de silencieuses et d’une indulgente commisération devant les fracas des garçons se comparant, avec leurs jeux vidéo, leurs super baskets, bravant les adultes et leur collèges tous pourris ...etc, soudain les interpellent : « Mais vous, pourquoi vous êtes là ? », lancent-elles ? Silence. … « Parce que (vous vous plaignez des adultes etc..) nous c’est qu’on en a marre de se faire traiter de pute. » Silence.
Suite à quoi, deux séances avec seulement les filles. Paix royale …
Une 4è phase, récente - retour des garçons - avec Maxence, qui provoque et interpelle chacun, faisant les questions et les réponses, se fichant de la figure de celui qui mène la séance; il cherche le contact, effleure le bout d’une chaussure, ou le bras, vient mettre son nez devant ma figure. Je le mettrais vivement dehors à un moment donné, après avoir réussi à rester zen de longues minutes. On le retrouve à la fin de la séance, mais il file en vitesse. On a mis presque 15 jours pour le voir ensuite, avec sa mère ; il fait étonnamment amende honorable, s’excuse, de façon qui semble assez vraie, et qui se confirmera.
Un autre garçon très en miroir ou en série, avec ce Maxence, a arrêté de râler, arrêté son "tous pourri" ; c’est Aurélien. Il est devenu silencieux, après des absences (mais aussi un ou deux rendez-vous avec ses parents, - et l’un sans lui). On apprendra ce dont, il s’était bien gardé de dire : qu’il a passé l’année à se faire emm..er par un plus grand sans qu’il arrive à réagir, ni en parler au collège non plus qu’à ses parents, ni plus à nous-mêmes. On le reçoit. Madame nous dit que son mari a toujours besoin de se faire houspiller pour faire n’importe quoi (faire les démarches pour retrouver du travail, autant que lever le petit doigt à la maison). «C’est un vrai adolescent ». Donc ce ‘petit’ dont je parle à l’instant est à l’abandon de toute autorité aimante. Aurélien à la maison leur parlait d’idées de fugue, nous rapporte-elle, qui répondait, à propos des risques encourus éventuels à ne pas écarter, « eh bien, … que çà lui apprendrait. » .
RÈGLEMENTS DE COMPTE....DES MOTS COMME DES BALLES
Je voudrais montrer, à propos de Règlement de compte à Ok corral, que quelques fois le groupe perd son enveloppe le séparant et le protégeant de la violence et du non droit ayant cours juste de l’autre côté du mur, et des portes et fenêtres de la bonne (apparemment) petite salle où nous nous réunissons. Sans compter, encore une fois, l’irruption permanente de la turpitude et de la marchandisation ambiante de toute chose.
Il est question des bagarres avec d’autres au collège, pas comme auparavant, quand il s’agissait de professeurs pris à parti. Là c’est entre eux que cela se passe. Et dès qu’il s’est mis à parler, à ce moment même, Aurélien (je le lui fait remarquer) n’est plus à faire le mort sur son fauteuil. Il se réveille ! Mais c’est juste ‘pour raconter’, précipitamment, et faire valoir son bon droit d’avoir été violent et en colère. Faire exister dans une scène la situation est impossible. La scène est ébauchée à la va comme j' te pousse. Aurélien :
« Je suis assis à la cafétéria, je vais / je dois avancer. Il y a un gars, algérien, assis pas loin », et forcément il va devoir se rapprocher de lui, qui va ‘demander’ : « qu’est-ce que t’as dit tout à l’heure ? Qu’est-ce que tu m’as dit ?! » … « Je me suis levé pour aller l’engueuler, le frapper .. / je me prends dans une chaise, je tombe ». Dans le premier temps le jeune garçon algérien grommelle quelque chose, Aurélien s’énerve, envoie valdinguer ce qu’il y a sur la table à gauche, vlan avec son bras ! et lâche à répétition, « ta gueule ta gueule ta gueule … » à l’adresse de l’autre, puis il se lève faisant mine de le frapper.
Mais le jeu et les gestes sont totalement elliptiques, bien plus parlés (récités du bout des lèvres) que joués, par l’un comme par l’autre (Mathilde) ; Aurélien en particulier, ne peut exprimer ou montrer la moindre agressivité, si ce n’est dans l’exaspération du ‘ta gueule ta gueule’. Comme on dit, quand on y va du bout des doigts sans vouloir y être, ‘c’était symbolique’.
Mathilde, elle, parlerait un peu comme dans un film de Rhömer ou Godard ; mais elle a le physique pour ; elle récite avec quelque chose d’amusant, une pointe d’humour. « Représentation impossible de la, de ma propre violence et souffrance ; il ne faudrait pas que ce soit (trop) dit que c’est moi, éludons. », voilà ce qu’elle se dirait.
Hop ! L’inversion de rôle est encore plus difficile. On pense que la représentation dramatique, du côté de la représentation de chose, pas exclusivement verbale, va donner du corps au mot, au signifiant, - va être un coup d’envoi pour le signifiant ; eh bien non ! Ce n’est pas automatique. Il y a une absence de jeu antécédente dont on ne peut faire sortir notre jeune patient en poussant à la représentation, - comme Pascal qui répondait : « Vous ne croyez pas ? Mettez-vous à genoux et priez. » Ce sont les psychodramatistes qui doivent prier, patienter.
C’est à dire ? Glisser des vrais mots (pas des peaux de bananes de mises à l’épreuve), sous les pas violents autant que muets et encastrés – les mots en cours sont des gants de boxe – ou comme des pages intercalaires, verticales, à consistance feutrée / amortissant les chocs dans le déroulement en cataracte de ces histoires / bagarres / beuglements / frustrations et justes revendications contre l’incurie avérée des adultes / comparaisons à l’infini, mes chaussures, tes chaussures / ta consol’ ma consol’ … Et gardons-nous de rêver, … ah ! s’ils connaissaient, s’ils arrivaient à connaître les deux dernières syllabes du mot, qu’est que ce serait bien ! … Allez, je les leur dis ? Non. Qu’ils trouvent eux-mêmes, que çà leur vienne. C..s.l -ation’. Consolation.
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C’est moi, nous, qui en voudrions, pourrions en avoir besoin! Car nous ne nous sommes pas aperçus que nous n’avons plus affaire à des jeunes vivant dans des "home sweet home". Mais à Ok Corral. Cette réalité violente, sur le ton de "règlement de compte à" devient celle de la séance. / « qu’est-ce c’est ces chaussures ? » / « vous et tous les adultes êtes ‘has been’ »/et même : « mon père c’est un con et oui je le dis c’est comme çà, c’est un con » / « être un enfant çà sert à rien ! font chier, ils chient, il faut les changer, on ne peut plus dormir », and so on… « Mais alors çà, ‘touche pas à ma mère’ ! » Comme dans la cour à côté, murs sans fenêtres y donnant, ou très en hauteur, - où l’on ne risque pas de casser des vitres ! Mais quel bruit çà fait !! Quel défoulement ! Ballon vélo, on tourne, on crie, on casse la figure à celui-là, et l’on peut colporter n’importe quelle histoire.
Très signifiant (!) le jeu adoré d'Aurélien : on saute très haut, très fort le plus qu’on peut et hop ! bling dans les dalles de polystyrène du plafond ; c’est tout juste s’il ne faut pas l’arrêter pour qu’il n’essaye dans la foulée, là dans la séance. Et Angelis, mais quel ange, - noir un peu sur les bords ! Mais bon. Sa passion ? Aller le plus loin possible d’un immeuble à un autre, en ne passant que par les toits et diverses terrasses ; on domine, on passe par-dessus tout le monde avec quelle adresse ! C’est le fun, et en même temps le must du risque. Autre chose et mieux que ces énormes bagnoles de ces patauds d’adultes (qu’il est bien sûr impossible d’appeler "grandes personnes" tellement elles se déjugent tous les matins, - sans compter qu’il n’est pas certain que ces jeunes cow-boys connaissent ces mots étranges, - « grandes personnes » !) qui se font appeler "Cross over" ! N’empêche que cette façon de se balader sur les sommets des Andes rhônalpines de notre région a un nom (je ne l’ai pas enregistré); pas encore de formation reconnue, mais çà ne devrait pas tarder. On se prend à en rêver: "Tu m’emmènes, Angelis ? Si, s’il te plaît. Je te jure que je te suis et fais tout ce que tu me dis. Je dirai rien à ton père, promis ; et on se racontera tout çà au groupe de psychodrame jeudi ce sera formidable."
Petite note en passant : au moment de la naissance d’Angelis sont père est à terre, littéralement. Il s’est gravement fait mal au dos, portant des choses lourdes, ayant une petite fabrique de meubles. Il a été immobilisé cinq ans, chez eux, allongé. Pas comme parturiente !
Il a du fermer son entreprise, il a accepté la double vie de sa femme un temps ; sans le sou s’est fait recueillir plusieurs fois par des membres de sa famille.
Aurelien
Mais revenons à cette séance du 9 octobre dernier :
C’est une sorte de petite découverte que je viens de faire, inquiétante. Il y a en effet une façon de nos jours de concevoir les hauteurs, les montées altières, les chemins familiers, autrement. On est un peu dans les bandes dessinées de Bilal, - où vont-ils ? que font-ils là ? La fille serpentine est séduisante, le sein léger, énigmatique, rappel fumeux d’une humanité partie en fumée, un peu espionne et amoureuse ; et son homme à la tête encastrée dans un moteur qui l’a fait se redresser d’un coup jambes en l’air. Lui parle toujours depuis son cambouis. Tout va bien. On se retrouvera peut-être sur X-3 15 … Vite une cellule de dégrisement ! N’empêche que c’est fini, les chemins familiers, du moins, ordinaires, sans violence à chaque instant ; ils voudraient le faire croire, mazoutés qu’ils sont par tous les objets de comblement : ces baskets de mirifiques couleurs fluo, ces jeux vidéo de castagne, ces estafilades verbales où n’importe qui ayant un cheveu de travers ou des chaussures normales, est moqué ; et plus encore celui qui se tape des lunettes, à l’allure un peu timide et un brin doué, et qui est alors qualifié d’ "intellectuel" : « Fais voir qu’est-ce t’as là ? Ton taille-crayon, tu me l'prêtes ? je te l' prends. Ch’te l'casse ? Hein d’accord ? Allez ! dis-moi quoi .. » Et clac. L’agent de la chose aura son dixième mot de la semaine et une mise à pied, et recommencera. C’est notre ami Aurélien. Qui refusera d’en faire une scène autrement que du bout des doigts.
Mais, l’inattendu c’est qu’Aurélien, l’agent de cette exaction, cachait au fond de lui le désir de rencontrer quelqu’un seul, de venir a des entretiens individuels, tellement, là dans le groupe, la confrontation, la comparaison toute simple devenait insupportable pour lui. Ce que sans doute nous avions du mal à repérer, et admettre. Transformation ! « Mince alors ! Mais .. je suis entrain de rencontrer un "homme normal", incroyable ! » peut alors se dire Aurélien ! De même pour moi, soulagé : enfin un garçon "comme les autres" ni plus ni moins … qui pourrait être le mien, un copain de mon fils etc … C’est à dire : un jeune, un enfant, un garçon, .. que je peux enfin appréhender comme un enfant de ses parents dans sa façon toute nouvelle, de s’adresser à nous. Lui enfin, comme enfant de ses parents, maladroits, n’ayant jamais digéré leur enfance, qui ont fait ce qu’ils peuvent et font pas toujours bien, - « moi je rentre à la maison, pour l’ordi ! Mais si. », nous dit-il souvent. Parents qui manifestent du désarroi et de l’attente à notre égard et que nous ne lâchons pas, - surtout quand madame nous dit tout à trac : « Tu veux te suicider Aurélien ? Bon ben vas-y ! J’en ai marre. »
Les mots sont cinglants, cibles et balles, de mépris, de colère, de punition, d’œil pour œil dent pour dent, de blessures d’amour propre immédiatement à redresser, - surtout, ne pas s’y arrêter une seconde pour n’en pas en sentir et penser quelque chose. Et puis, qui est bien là pour me soutenir dans ce mouvement si nouveau et étrange, de me pencher sur moi-même ? Qui est là pour m’aider à métaphoriser, élargir la question, le problème, la faute, l’appréhender sous divers angles ; pour me mettre au parfum de Michel Foucaud avec Les mots et les choses, et de Rimbaud et consorts ? Me montrer la vie ? On ne peut pas se dérober à le leur faire savoir (mais comment ?) qu’elle existe, et ne se réduit pas forcément à une cour d’école, de surveillants et profs désespérés et solitaires, sous le poids, de plus, de la férule
éducative nationale, et de parents en panne. Pas la peine de grimper sur les toits ou au plafond. Et si on se risquait à faire de la poésie, avec eux ? Au hasard : « Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers, / Picotés par les blés, fouler l’herbe menue : / Rêveur, j’en sentirai la fraicheur à mes pieds. /Je laisserai le vent baigner ma tête nue ». Ou Gérard de Nerval plus dramatique et plus sévère ,(mais peut-être plus vrai, plus approprié à l’adolescence) : « Je suis le ténébreux, - le veuf, - l'inconsolé / Le prince d'Aquitaine à la tour abolie / Ma seule étoile est morte, et mon luth constellé / Porte le soleil noir de la Mélancolie ».
Mais voyons cela mieux : le refus, la réticence extrême, à représenter. Symboliquement, il s’agit de se lever, d’abord, n’est-ce pas ? Comme autrefois l’adolescent timide, - mais de nos jours même, quand ce jeune embarrassé comme "ces hommes" qui se font tirer l’oreille par leur femme, leur sœur ou l’amie pour aller danser. C’est sûr, il s’agit de se lever, et de montrer – forcément – "comme on danse". La peur d’être montré du doigt, moqué ; alors on se fait petit, on regarde ailleurs, pour ne pas se faire entrainer sur la piste ; on se rencogne sur sa chaise ou dans le plus profond du fauteuil pour ne pas se montrer. Comme le faisait Aurélien.
Et le voici, avec Mathilde.
Tous deux, et lui spécialement, sont chacun dans un espace familial sans interstice, sans mot, sans parole qui série et dise leur place ; le langage, pour eux, est une pâte, qui les enserre, et propulse le besoin, l’impatience ; sorte de soupape qui aveugle leur désir, laisse aveuglé leur désir. Il y a peu de temps, Mathilde se décompacte : « je voudrais poser une question: qu’est-ce qu’on peut faire quand votre mère vous dit qu’elle veut se suicider ? » … « c'est comme çà depuis 14 ans, avec ma mère. » (sa naissance donc). Aucune personne secourable à l’entour ? Aucune. Mon père ? (ils n’ont jamais vécu ensemble tous les trois). « Il me répond : j’ai pas le temps, il faut que j’aille voir ma chérie ». Et une assistante sociale ne serait pas de quelque recours ? Tiens oui. Et, ... parler à ma mère ? Tiens oui. On conclura par la proposition que ma collègue la reçoive d’ici la prochaine fois. Ainsi fut fait, et Mathilde lui racontera qu’elle a parlé à sa mère, qui a convenu du souci de sa fille ; et puis, surtout, elle a pensé elle-même combien ce serait chouette pour elle l’an prochain d’être interne au (bon) lycée qu’elle vise, et non plus seule chez sa mère.
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La maîtrise, la (re)prise en main de sa situation lui permet la séance suivante de soumettre cette nouvelle question, à elle complètement : « comment faire, quoi, comment : mes deux copines préférées, et de longtemps, se détournent de moi, me font la tête, bégueules, me regardent de haut ? » Elle qui résistait vivement à se lever, allie le mouvement à la parole : « Je peux me lever ? regardez, c’est comme çà », tournant sur elle-même comme dans un petit pas de danse, hop ! « elles me font sortir du cercle ; d’autres m’avaient invitée d’abord à aller vers elles mais j’avais fait un peu la moue. Alors quand je veux y retourner elles me remballent, tu faisais la grimace, hein ? » Et voila la scène : elle s’assied à côté des quatre premières copines (en fait 3 + un garçon) qui ostensiblement ne s’occupent pas d’elle. Elle se donne à se représenter, à voir, simplement et avec spontanéité. Elle a évoqué, peu avant la mise en scène (3 filles à table, dont l’une – une des deux meilleures amies, Élodie – est jouée par ma collègue) la présence (comme 4è) d’un Jean-Marc (non représenté). Une participante, Charlenne, joue la deuxième copine, Émilie.
Là encore sa maîtrise et sa liberté : « Hem, je peux juste une seconde lire sur mon portable son message ? » (de Jean-Marc quelques temps avant). Jusqu’à lors nous étions sourcilleux sur ces engins de distraction autant qu’oreilles indiscrètes : comme dans ‘Règlement de compte à Ok Corral’, sans discussion nous disions : vous éteignez vos portables et les posez sur la table (près de l’observateur –trice), vu ! (Déposez vos armes si vous voulez entrer dans le saloon.) Elle s’en sert. Comme elle vient de se servir de l’espace, de son corps en les faisant jouer dans sa parole. Et évidemment nous disons : « bien sûr, Mathilde, fais. »
Ceci pour dire que : pas de représentation ni de mise en scène quelconque si nos protagonistes ne savent pas aligner deux mots, trois mots et quelques uns qui résistent comme mots, qui tiennent la route du langage, c’est à dire de la vie de sujets. De sujets qui causent, tiennent un langage articulé pour lui-même, et non pour "la cause" de la jouissance pulsionnelle des invectives, des fions et des comparaisons fétichistes à n’en plus finir, - basket ceci, basket fluo cela, et c’te consol çà dégage, oh ! .. les drôles de chaussures du monsieur, ben t’sais je lui ai balancé la chaise dessus au prof. ; qu’est-ce que vous avez dit, "mise à pied" ?! mais qu’est-ce çà veut dire ? … Etc. Mathilde, elle, s’est saisie du langage ; elle sait alors poser et situer des personnages de son histoire à elle, dans l’espace entre nous.
FAIRE SE LEVER LA TENTE DE LA REPRÉSENTATION
Le travail de ces 5 années environ, avec ces adolescents, m’a fait comprendre que "faire jouer", vouloir absolument faire faire du psychodrame comme réponse à l’embrouillamini intellectuel et affectif de ces jeunes était une vue de l’esprit, était une vue de l’esprit si l’on ne s’était pas assuré qu’il savaient parler. (Pas moins sans doute que l’on se pose la question du psychodrame avec des patients psychotiques, - s’ils arrivent à être a minima dans la représentation). Oui, qu’ils savaient parler, qu’ils savaient dire avec un sujet un verbe et un complément, avec points, virgules et points-virgules, que la parole scande dans le souffle qui est le leur ; capables d’être dans une chaine parlée, laquelle suppose une vie d’interstices, de suspensions, de pauses, … qui signifient qu’il y a adresse à un autre, auquel une place est ménagée et dont le locuteur laisse voir clairement/au minimum, qu’il l’attend, tout de suite, dans un instant, ‘attend, deux secondes, je finis.."
Ce n’est que dans l’espace de l’abscisse et de l’ordonnée du langage, cet espace conjointement paradigmatique et syntagmatique que peut se dessiner la mise en scène, comme le langage. Lequel, s’il n’existe pas comme discours parlé au minimum structuré comme il aura du se faire dans le rapport mère-enfant-père, biberon, sein, présence absence, fort/da joyeux et inquiétant – rassérénant, la représentation sera forcée, fabriquée, et sonnera comme sur une tôle de zinc.
Il en fut ainsi de cette situation impossible à monter comme scène, … à la faire s’élever, parce que les sujets en questions manquaient à en être, c’est à dire à savoir, à oser se lever (… lever un doute, lever une confusion, une diatribe, .. lever la séance soit : savoir l’ouvrir…, puis la fermer)
C’est celle d’Aurélien dans sa cafétéria, comme nous l’avons vu. Ou encore (pour prendre un autre exemple, dans un psychodrame d’adulte) comme cette jeune femme d’un foyer, ayant un certain retard intellectuel, et qui pense que les relations se nouent et se dénouent à grande vitesse : impossible de jouer cette situation rigolote qu’elle nous raconte, « (Hop !) je monte, dans l’autobus jusqu’à cet homme, à côté du chauffeur ; « qu’est-ce qu’il me plaît, qu’est-ce qu’il est beau ! ‘vous voudriez, vous voulez sortir avec moi ?’ » Lui, surpris.. : « ben bon, oui tout çà, hé bien non,
qu’est-ce que vous me dites ? sortir avec vous ? est-ce bien d’actualité… ? » Idem dans cette autre situation plus récente (bien sûr il n’est pas indifférent qu’il soit question du sentiment amoureux et de sa déclaration) : impossible d’en faire une scène, de ce moment où elle est allée vers ce collègue et ami, - ils sont ensemble dans le même foyer -, lui dire que oui elle voulait bien sortir avec lui, - qui avait fait passer le message par un tiers, qu'il était amoureux d'elle. Résistance massive, étonnante de crainte d'être vue et sue, et de s’y reconnaître, dans ce sentiment.
Comme Mathilde, et Aurélien : « aïe aïe aïe non çà non », avec leur bon sourire (un peu jaune du coup) « je peux pas je veux pas je veux pas ! » Dans un autre genre, ce garçon à la grosse voix, intelligent comme tout, sans crainte de prendre de la place, de faire le malin (rigolo aussi) d’agiter. Le meneur de séance, du ton le plus engageant qu'il puisse : « Maxence on va jouer çà, on pourrait jouer çà, quand tu te fais traiter de … par le prof, hum.. ? » Réponse, un peu ours : « Quoi ?! ben il manquerait plus que çà ! » Idem mais plus doucement, d’une jeune un peu plus âgée : « quand vous refusez de partir au lycée, au moment de… , on pourrait jouer çà. » Il s’agit de sortir de cette famille triangulaire, où il n’y a justement rien qui triangule. Un père retiré dans une présence effective de dépression latente affichée .., une mère qui regarde ailleurs, et peut-être beaucoup vers son pays à l’Est. Il s’agit bien, toujours, de se lever.
C’est très connoté "levez-vous" (allez sors de ton lit), le prof : "levez-vous", regardes-moi, debout devant un jury, ou au tableau … etc.). C’est difficile. Se lever seulement, accepter (concourir à) de laisser se lever la tente de la représentation, une toile qui donne de l’air et se tienne par lui, par le souffle. La tente, la scène et les images, la représentation donc qui va me représenter en ce sens que je la (sup) porte au-dessus de moi ; elle me dissimule et me montre. J’ai revêtu des vêtements dans lesquels je suis reconnaissable, et je vois bien moi-même que ce sont les miens. Il faut faire confiance à la toile, sa solidité et souplesse. Si l’on voit et entend la toile bouger, on me sait, on nous sait, ceux qui la (sup) portent, on me sent vivant, comme un sujet (tout le contraire de se faire ‘mettre au piquet’ !) qui (a) agi(t), qui est là, avec d’autres qui en témoignent.
Souvenons-nous du moment crucial pour monter une toile, une tente : celui où œillets et pointes des piquets se trouvent, s’accordent. Pour y arriver, il vous faut au moins deux porteurs de piquet, pendant qu’un troisième déroule et soulève la toile.
Tiens, imaginons son soliloque à ce garçon : « Pour moi Aurélien, je veux pas que çà se sache ce qui se passe en moi, je ne veux pas faire voir, penser quelque chose de ce qui se passe en moi, pour moi. Faire savoir mon désir, les impulsions qui m’emportent, çà non ! Sûrement je suis coupable de quelque chose là dedans ; au mieux, on va se moquer de moi. Je ne connais en effet que la toile qui peut m’envelopper ; je n’en connais pas qui m’abriterait tout en me manifestant, par laquelle je pourrais me signifier.., me (faire) représenter. Accepter, concevoir, que ce puisse être…moi, et pas moi. La représentation’. »
Le refus se fait dans des cris d’orfraies ! Un animal qu’on va égorger. Et l’image qui vient est celle de la gorge : combien de fois, à quelle répétition, les mots des sentiments, les colères, les affections ne lui sont-ils pas restés dedans et en travers, à ce garçon ? Alors, sans cette toile, on est cloué au sol, dans le cagnard, la pluie ou la tempête, la loi de la jungle, le déchainement pulsionnel possible. Et cette toile ne peut être montée et tenir que par la parole : il y aura de l’écho, des échos, de la résonance.
La défiance d’Aurélien à jouer montre qu’il n’a vraiment pas l’habitude d’être entendu, - jouer ce serait exhiber, ou montrer indument sa valeur, sa force, et pas que ses faiblesses (on
exhibe son trophée) : il s’est jeté dans le fond du fond de son fauteuil (pas assez profond pour s’y cacher vraiment !), comme dans un lieu de recouvrement, un abri suffisamment caché et
solide, un havre de sécurité imprenable …, d’où toutes ses invectives et impulsions pourrons repartir (comme des scuds). Son commentaire vaut, dans sa brièveté condensée : « j’aime le faire (tirer) depuis là, » dit-il, « de là c’est bien. J’aime, j’ai pas peur de le faire. » De là dans mon fauteuil tapi, porté par la pulsion à laquelle je me refuse (ne peux pas ?) de résister. En l’absence d’expression, ces impulsions retenues, l’annihilent ; elles pourraient l’éteindre. Je suis une boule de violence, de sadisme, de cynisme, pur "impulse" agissant, et je n’ai pas besoin de savoir ce que je fais, ni de me contrôler en quoique ce soit. Je suis dans un renfoncement, dans un de ces replis ! au plus loin possible ; je suis caché et je tire sur tout ce qui bouge. Imaginairement.
DÉPLIER LA TOILE, GARANTIR L'INTERDIT DE JOUISSANCE
La représentation est tout l’inverse : il s’agit de déplier la toile, la décoller, celle que je me suis tissée un peu comme l’araignée développe la sienne dans son sein avec sa bave ou sa salive, - cette toile dans laquelle je me suis enveloppé, ou qui a poussé sur moi, une autre peau, progressivement m’ayant pris tout entier, grignoté presque tout mon corps. J’ai perdu ma forme singulière. Méchamment on a pu dire d’un jeune, quelques fois : c’est un peu une larve. Remercions Françoise Dolto de nous avoir tempérés : attendez un peu, ne vous en faites pas, c’est une chrysalide. La représentation a à voir avec le dépliement ; il s’agit de monter la tente, et donner à voir tout d’un coup, là, qu’il y a de la présence inattendue, visible (possible à voir) et entendue. C’est la sortie du ‘recouvrement’ au fond du fauteuil, - soit ce que dénomme son antonyme : la délivrance. Qu’il y a du sujet.
Mais pour que la représentation soit viable, et possible seulement même une seconde, il faut que l’interdit soit tenu et démontré en somme ; à savoir qu’il n’y aura pas de dérogation, pas de « revenez-z-y ». Interdit de se vautrer comme une larve ou un serpent maléfique ou tentateur, ou comme un parrain ou une boule explosive. (Une bande dessinée d’antan racontait les mésaventures d’un drôle de héros : le "concombre masqué". Le dessinateur avait tout compris je crois. …Avancer masqué ; les masques du désir sont nombreux).
Donc, avant d’avoir la prétention de faire jouer la moindre scène, sauf par forçage ou tentatives de séduction, (‘bon allez ! pourra dire l’animateur en désespoir de cause, on va imaginer une histoire, un scénario’) on ne peut que se taire et parler, vérifiant - et l’activant - qu’une certaine parole de désir va pouvoir circuler, même de la plus infime, modeste et maladroite façon. Sachant que l’interdit de la jouissance, l’abstinence, l’acceptation de la frustration de rencontrer le désir de l’autre, çà ne s’obtient pas d’un coup !
Car si l’on dit que l’interdit c’est un ‘dit entre’, qui sépare (les combattants etc..), on a juste. Mais si l’on en reste à cette formule, on peut laisser croire qu’une pancarte bien plantée et bien disposée suffira, à ce que les hallalis et ‘attaques de cadre’ déchantent… Non. S’il y a un dit, c’est qu’il y a quelqu’un, plusieurs, qui (a) dit, qui cause, qui est présence et ‘représence’ (j’invente ce mot, - il faut réitérer) de la parole. L’interdit de tuer et l’interdit de l’inceste ne sont effectifs que par une présence active quand il est besoin, et répétée. La belle déclaration d’interdit et je pose mon texte et mon cadre, croyant que… c’est dit une fois pour toute, çà ne marche pas.
Si votre fils de deux ans n’en finit pas de crapahuter sur sa mère qui n’en peut mais dans son transat, de façon exagérée, vous n’allez pas prendre un ton sucré et moderne, « mon chéri s’il te
plaît, veux-tu laisser ta mère ? Tu finis par en prendre un peu à ton aise. Alors descend s’il te plaît. » Il y a très peux de chance qu’il vous dise ainsi qu’à elle, « bon c’est vrai j’en profite un peu trop, j’exagère –mais c’est tellement bien – j’arrête (pour cette fois-ci) ». L’interdit que vous allez énoncer ne vaudra très probablement rien si vous n’alliez pas dans la foulée le geste à la parole, en l’arrachant de sur sa mère, - qui toute seule ne pouvait rien sauf peut-être à passer le chéri par dessus le fauteuil ...
Et vous allez avoir à parler, parlementer, à le rassurer, le consoler ce petit, détourner son attention vers ailleurs. Çà va prendre du temps ; ainsi les pères, ou telle personne tierce se trouvant là, sont requis régulièrement à veiller au grain. À réitérer la nécessité de l’interdit, en la parlant, en mettant des limites, et quelques fois donc des vraies barrières. Dans notre groupe, ce n’est pas si rare qu’on ait été obligé de mettre un participant dehors, pour toute ou partie de séance. Tel ou tel se sortait lui-même dehors quelques fois. (Dehors : dans la pièce à côté). C’est comme çà que la libido peut se reprendre, entrer dans le circuit, dans le tuyau de la parole.
OK CORRAL ET L'INCARNATION DE LA LOI
Ainsi dans Ok Corral, la loi est incarnée par le marshal1 Burt Lancaster, de la même façon, en ne se prenant jamais pour elle. Il parle, il énonce ; et reste inébranlablement déterminé sans aucune fanfaronnade ou pointe de jouissance dans le rôle qui lui est dévolu ; l’interdit est affirmé : vous déposez vos armes avant d’entrer dans le saloon. Et ceci, vous le voyez, en bon freudien, pas en effigie, pas par une pancarte ! Il est clair dans le film qu’il représente la loi, et paye de sa personne, risque sa vie. Le chef du clan Canton ne supporte pas qu’il n’y ait qu’une loi pour tous, permettant à tous et chacun de tenir dans une même main, un même espace, sans s’entretuer ; où puisse s’exercer le vivre, aimer et mourir tranquillement, dans une rivalisation oedipienne, autant qu’une saine (et certes douloureuse, mais ‘symboligène’) ‘rencontre’ du désir de l’autre.
Clanton croit pouvoir échapper à cette loi : ses terres, sa maison, seraient en dehors du secteur dont le marshal à la charge d’y faire respecter la loi. Notre ami Burt, - qui lui ramenait généreusement son jeune frère ivre mort, lui tend un papier : c’est le nouveau document étendant le mandat de son district, signé par le gouverneur. Fureur. Alors là ! il n’y a plus qu’aller lui tendre un piège pour le descendre. Les hors la loi seront éliminés, avec leur chef ; mais sans fioritures, panaches ou gestes héroïques ; notre marshal et son ami tuberculeux que l’on croit fréquemment mourir dans ses quintes de toux, - mais tellement bon pistolet, terminent bon pied bon œil, modestement.
Dans notre psychodrame, cette bonne pièce en semi sous-sol, donnant sur une place, la sécurité et le confort ne sont pas aussi évidents qu’on l’avait pensé : l’étendue hors la loi du dehors nous a paru trop souvent s’infiltrer par les fentes des fenêtres, ou par dessous la porte. Il a fallu plus de temps qu’on l’aurait cru, pour monter la tente de la représentation, pour que l’effet bénéfique de l’interdit soutenu sans désemparer, devienne effectif, c’est à dire que la parole ait pu devenir viable, et source d’un plaisir suffisant dans sa circulation.
Et si je mets en exergue, pour finir, ce "sans désemparer", c’est aussi pour insister sur ce que la loi requiert de nous, que Freud a souvent rappelé, - ou qu’il incarne en diverses occasions, dont l’une incontestablement magnifique, avec Ferenczi. En 1933 dans l’éloge funèbre qu’il
fait de son ‘disciple’, malgré son inventivité, Freud relève ceci de tant actuel, et qui peut aussi concerner l’offre de psychodrame, (sans parler de tant d’autres bien sûr tant plus mirifiques les unes que les autres) : « Le désir de guérir et d’aider était devenu essentiel pour Ferenczi. » 2Sa remarque sur la pratique de Ferenczi est essentielle : quelle idée de séduction, quel penchant ou fuite démagogiques, peuvent nous inhiber, nous faire dévier de notre but : confronter le patient à son histoire, l’inviter à essayer de venir y circuler ? Et Freud encore, à propos de O. Rank, écrivait sans détour : combien l’envie de se débarrasser du complexe d’Œdipe peut nous saisir. La fantaisie ambiante, à quoi tout pousse dans le social, de se débarrasser toujours au plus vite des questions et des problèmes.
Wladimir Granoff dont je tire ces références dit avec grande précision de quoi il s’agit :
« L’analyse n’est pas consolation pour une nostalgie du passé restée vivante. Elle n’est pas praticable de la place qui serait celle d’un des parents, où la demande appelle l’analyste : ni celle d’une mère, même si elle fut insuffisante, ni celle d’un père, même si dans la réalité il fut sévère, brutal et violent. C’est une opération menée par l’analyste d’un autre côté. » (idem p. 216)
POUR FINIR
L’époque n’est plus tout à fait éprise de psychanalyse ou de psychodrame (mais enfin, les cures d’amaigrissement, l’adversité, disent les grands moralistes, - à juste titre d’ailleurs il me semble, parce que, on n’est pas obligé de ne que se désespérer, – çà peut être bien.), pourtant il ne faudrait pas que cela nous empêche d’affiner notre offre. Par exemple : quand, vraiment, pour un adolescent ou un enfant, voit-on plus indiqué le psychodrame que la psychothérapie ou l’inverse ? Idem pour un adulte. Pour ne pas trop se prendre les pieds dans ‘l’occasion fait le larron.’ Je pense à des patients que je reçois en psychodrame, dans une consultation de psychiatrie ; il est clair qu’il y aurait du travail pour un analyste, un psychologue, supplémentaire, pour offrir la possibilité d’un plus grand nombre de psychothérapies individuelles. Le psychodrame n’est pas réponse à tout. Dans les consultations d’enfant, le ‘petit groupe’ est, pas si rarement, un pis aller, une indication par défaut.
Cela m’ennuie un peu de finir sur une note vaguement mélancolique, mais nous ne sommes pas mécontents du tour que les choses ont pris, c’est à dire, ma collègue et moi, d’avoir "tenu". Burt Lancaster et Kirk Douglas ne sont pas des héros qui tiendraient en respect, ou forceraient l’admiration et devraient faire des émules. Non. Ils sont une représentation signifiante, indiscutable comme un signifiant l’est (par définition même), ils sont acteurs (mémorables) de scènes nous donnant une représentation du fonctionnement de l’interdit, de ce qui fait l’humain, rappelant que la dérive est toujours assurée si personne ne cause.