Psychodrame adolescents

     
À L’HEURE DU SUJET CONTESTANT


Pierre Bourdariat

L’infinie littérature sur le groupe (le petit groupe, le communautarisme…) est une réponse au cosmopolitisme et au dépaysement. Ils apparaissent aujourd’hui difficilement questionnables. C’est avec la seconde guerre mondiale et à son issue qu’est né le « petit groupe » : ce sont Bion et Foulkes en Angleterre, précédés par des praticiens américains dans les années 30. L’idée de base est que le sujet malade a besoin de faire partie d’une communauté. Voilà une chose acquise depuis longtemps, personne ne peut se prétendre sans appartenance à une quelconque communauté. Il faut remarquer en tous cas ceci : c’est dans la période d’effondrement qu’a été la seconde guerre mondiale et à sa suite dans la reconstruction et la poussée d’une société aspirée par la consommation que s’est développé le petit groupe. D’abord pour se sustenter, se soutenir, dans l’urgence de continuer à vivre : dans le petit groupe couvait notre renaissance, notre réhabilitation, la possible reprise de notre être dans ses débuts mêmes. Ensuite, de façon contemporaine, son importance semble rester cruciale pour soutenir les individus dans leur quête de la petite différence qui exige de se sentir protégé de la fusion grégaire. Le petit groupe est une petite communauté dont le succès ne se dément pas.

Est-ce qu’aujourd’hui il ne faut pas le questionner à la mesure de ce succès sans partage ? Je propose cette formule : il est possible que le petit groupe éponge l’altérité, et soit un vitrage, qu’il vitrifie : il se tient à distance de la réalité propre de chacun, dont il demande sacrifice. Vous payez de votre personne avec le grégarisme et le groupe, en contrepartie d’appartenance et de chaleur humaine.  Vous êtes en effet sans doute ravigoté, transformé, transfiguré même, par l’appartenance, mais arraisonné - amené à abandonner vos exigences propres, votre figure, ce qui fait votre personne singulière. Tout proche de nous il y a cet exemple : la gratuité permise par la formation continue qui vous forme et vous transforme ; elle peut vous dispenser de payer… de votre désir.

Or, on ne peut faire comme si le groupe était une personne ; ce n’est pas un groupe qui écoute, mais chacun de ses membres, à la mesure de ses oreilles. Notre solitude - notre être - se découvre par la rencontre de l’autre, ce Nebenmensch qui nous constitue chaque un - et l’on dira : justement parce qu’il n’est pas plusieurs en même temps ! Le Nebenmensch n’est pas un groupe, même s’il est pris dans ce trésor des signifiants, l’Autre. C’est parce que nous devons en passer par lui, par sa médiation, son intercession, que nous sommes chacun un. C’est pourquoi on peut dire que l’Autre, l’inconscient c’est le social. Une psyché solipsiste, strictement parlant, est impossible. Nous ne tombons pas du ciel. Sur mon divan d’analysant je suis très nombreux. Comme en groupe.

Nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de faire fonctionner ce groupe comme une réduplication du groupe réel d’origine de chacun, qui les subsumerait tous, entraînant ses membres à vivre ensemble une histoire se créant de toutes pièces, inventée. À la Sept nous ne choisissons pas le fait groupal, mais le fait d’être en groupe, le fait d’être groupés, de constituer un ensemble comme celui que représente un tableau, où chaque personnage, chaque élément, chaque fleur, est bien identifié, tout en devenant un ‘bien collectif’, avec ses marquages, ses signes de reconnaissance. C’est l’origine, italienne, du mot groupe, gruppo : ‘ réunion de plusieurs


figures formant un  ensemble, dans une œuvre d’art ‘. « Un ensemble », comme on dit un tailleur, un complet (veston). Ce petit rassemblement consiste dans le fait d’avoir à faire à plusieurs personnes en même temps, en chair et en os, que notre regard et nos oreilles peuvent embrasser d’un même mouvement sans les confondre. En dehors de l’ensemble des transferts qui vont lier dans ce groupe les personnes réunies, il y a tous les idéaux et objets possibles amenés, devenant communs, et différenciant. Cet ensemble est restitué, figuré, par le discours du groupe. L’ensemble, (le tailleur, le complet), ne défigure pas, ne désingularise pas le participant, mais restitue sa couleur telle qu’elle peut se repérer dans le discours du groupe.

Quand le groupe est pris comme objet, pour lui-même (et toute la question est de préciser le sens de ce « lui-même »), on le met immédiatement sur le même plan que les personnes présentes. Qu’on le veuille ou non, il devient un bien, une valeur, qui surplombe les individus. Ne le met-on pas alors en position d’altérité ? Comme si ce avec quoi chaque participant vient n’était pas suffisant.

Il faut le reconnaître : « le fait groupal » se présente incontournable en toute pratique collective, non pas comme assistant, support ou caisse de résonance seulement, d’une production, mais comme moteur. Et là nous nous devons de reprendre la question, à un moment fondateur, cette impulsion donnée par Didier Anzieu : «Le psychodrame, psychothérapie en groupe », écrit-il dans Le psychodrame chez l’enfant et l’adolescent, en 1956, « peut et doit être aussi, comme Moreno en a eu l’intuition, une  psychothérapie en groupe et du groupe. » Cette prévalence vaut examen puisqu’elle indique qu’aucun participant ne peut s’en sortir sans avoir payé un dû au groupe, un tribut ; c’est à dire qu’une virginité expériencielle va primer sur la vérité de chacun. Nous ne voyons pas où Moreno a prescrit ce « devoir ».

Parce qu’il s’agit bien d’un impératif ‘catégorique’. On est dans une logique du sacrifice : je dois au groupe, à l’altérité, à Dieu, au père… La situation est familiale. Pourtant ce n’est pas ma famille : il s’agit d’un ensemble de gens créé de toutes pièces, alors qu’en fait j’arrive dans un groupe avec cinq, dix autres, qui chacun comme moi amènent, en remontant en arrière, à côté, derrière, peut être quinze, vingt personnes, - de mon histoire, de mon roman familial !
Avec D. Anzieu, la carte forcée, en psychodrame, c’est le groupe, ce groupe créé ici et maintenant, sans histoire. Ça tient du conclave ! À la SEPT, chacun arrive avec sa litanie des saints, et ça donne de l’épaisseur à l’événement.

Dans la situation du dispositif groupal, le participant, du fait qu’il arrive sans sa tribu, est moins valorisé comme individu en chair et en os, et la situation groupale lui permet de se revêtir d’un certain habit. En tous cas, le groupe crée un problème de toutes pièces en mettant ensemble des gens à qui on a demandé de laisser au vestiaire leur histoire et leurs préoccupations, pour en créer une, histoire, ici et maintenant. Cette situation ‘groupale’ exige donc son dû, comme s’il n’y avait pas suffisamment « de l’autre » et « du groupe » chez chaque participant, et matière à se parler et écouter, comme cela se passe dans notre pratique.

C’est un autre dispositif : l’un et l’autre ne répondent pas à la même chose, à la même demande des participants; ce qu’ils produisent est aussi, fort différent. Chacun, dans notre système, est en effet à tout moment intercesseur, médiateur (ego-auxiliaire, par exemple), bon entendeur, …de ce que l’autre (lui) raconte, évoque de ce qui fait question pour lui dans sa vie. Ainsi, on ne laissera jamais quelqu’un s’en prendre à un autre dans l’amour ou la haine, l’agressivité, et s’y appesantir sans l’arrêter pour lui demander à quoi peut bien lui renvoyer cet accrochage ici et maintenant, dans son histoire.

L’analyste meneur de jeu se préoccupe que le groupe ne fonctionne pas comme une petite foule et que personne ne se prenne les pieds dans la dynamique de groupe ; il ne laisse pas les


rênes à l’illusion groupale : c’est à dire à l’illusion d’une vraie histoire nouvelle entre les personnes, complètement inventée dans le présent. Même si ce dispositif, où la règle est de ‘fantasmer tout son saoul’, de se lâcher le plus possible, a sa valeur incontestable de thérapie par l’expression et du fait même de cette mise en œuvre de se ‘frotter’ aux autres, de se confronter ‘en direct’ à ce qui nous fait autres et semblables. Mais nous pensons que le fil de chacun a trop de chances d’être perdu. Ce pour quoi, dans notre dispositif, celui qui ‘mène’ la séance, … la dirige ; il est attentif à ce que chacun qui a à dire quelque chose dans le moment, dans la séance ou la session, puisse le dire. Et il fait jouer les scènes de chacun, jamais un scénario inventé en groupe. La réalité psychique de chaque participant, pour nous est tierce par rapport au groupe, et doit le rester. Elle est là, à tout moment évoquée, évocable, par le sujet venant parler en groupe, sollicitée, invitée à se faire entendre par la bouche de chacun.

Ce rappel de notre pratique du « un par un » importe, pour repérer que, dans la thérapie de groupe, il y a du sacrifice dans l’air. Le groupe a pris une place prééminente : il est agent de la thérapie des individus, et l’on doit se préoccuper en même temps de lui comme conduisant sa propre thérapie ! Comme une personne de plus… commune à tout le monde… Il doit alors, forcément, obtenir satisfaction. Un groupe satisfait, qui a créé des relations, c’est un ensemble de personnes qui a connu une commune mesure. Mais peut-on éviter de se demander qui va l’emporter entre lui et chacun de ses membres ? « On s’est fabriqué un monstre, un être à plusieurs têtes, plusieurs membres, maintenant il faut le satisfaire. Tu peux le quitter, mais sans l’écorner. » Pas facile. Quand un groupe finit, on doit partir en bonne intelligence. S’il n’a pas obtenu satisfaction, il n’est pas terminé. Il va hanter les participants. Tu ne peux pas te sauver tout seul. Comme la famille, le groupe doit l’être dans son ensemble ? Mais quel est le signe que la thérapie du groupe est arrivée à son terme ? Et cette question a-t-elle un sens ?

Ce que l’on sait, c’est que les participants s’attendent, en venant, à une lutte. Ils savent qu’ils vont être bousculés par les mouvements de la régression en groupe : attaque fuite défense, séduction compassion agressivité bouc émissaire. On sait qu’on ne sera pas ménagé, que sa place n’est pas acquise, qu’il faudra la défendre quelquefois chèrement. Sur moi comme sur n’importe qui pourra sonner le dévolu, ou… l’hallali ! C’est la règle du jeu. La comparaison vient alors évidente : le groupe s’apparente à un dieu, …alors on est pris à devoir apaiser sa colère. Et chacun ne pourra prétendre avoir résolu son problème, répondu à sa question, que quand le groupe y aura réussi lui-même. Puisqu’il a bien été dit : la thérapie du groupe importe autant que celle de chacun. Les uns et les autres ont accepté cette contrainte : tout propos ne peut être entendu, n’est recevable, qu’à l’aune de l’ensemble.


      

Du groupe traité de cette manière, avec la prééminence donnée au « fait groupal », nous pouvons dire qu’il est sacralisé, de la même façon que le cadre psychanalytique peut l’être quand les données de temps et d’espace sont réifiées, ou quand l’ego psychology mise tout sur le moi. N’omettons pas de noter, qu’à l’opposé, la sacralisation pourra être lacanienne : la séance courte ou variable systématique, la coupure et la fulgurance du signifiant portées au nues; ou encore l’emphase mise sur la parole dans son indicible, au détriment du langage. Nous savons que ces règles et façons de faire, quand elles sont prises comme des canons de pratiques, peuvent fonder l’existence des groupes  analytiques, qui prononcent alors des exclusions. Il faudrait, enfin, faire un recensement du fonctionnement et de l’utilisation des petits groupes

dans les institutions psychiatriques et médico-psychologiques. On verrait combien ils sont tellement souvent entendus comme lieu d’autorisation de penser. Tout cela habité par une rigidité qui se soutient de la crainte du manque et de l’absence, et qui verrait d’un bon oeil la réduction du saut entre le mot et la chose, - comme sa seule chance de survie. Il n’est pas certain que de savoir sa vie suspendue au fil du langage et de la représentation rencontre tous les suffrages.

Ne serait-ce pas là l’une des raisons très fortes du succès du groupe restreint ? Dans le dispositif groupal, je le disais plus haut, la valeur expériencielle a tendance à prendre le pas sur celle de vérité (d’une histoire, d’une version, propre à un participant). Et c’est elle qui ferait œuvre de légitimité. Il s’agit de la même erreur que celle qui veut mettre l’accent sur la parole au détriment du langage : elle consiste à délaisser le processus d’inscription, et à vouloir oublier qu’il y a du déjà-là, de l’inscrit qui nous précède.

Le trait essentiel de notre pratique, en psychodrame, est donc, au contraire, de considérer la réalité psychique de chacun comme tierce. Chaque participant vient avec cette réalité qui est la sienne. C’est d’elle dont nous parlerons avec lui et que nous explorerons par la représentation psychodramatique. Ailleurs la coupure d’avec l’histoire de chacun est exigée à l’entrée du groupe de façon drastique : Il faut, dit la consigne, « suspendre les exigences et préoccupations de la vie quotidienne », et se laisser aller à fantasmer tous ensemble. Il y a là quelque chose de mystérieux, sur quoi du travail reste à faire : pourquoi de son existence, dans un travail de psychothérapie ayant lieu en groupe, le sujet devrait forcément se séparer ; pourquoi son quotidien devrait-il être suspendu ?

Citons les formules résolues disant cet impératif :

« Faire une psychanalyse de groupe c’est nécessairement travailler sur un matériel commun. Or le passé des membres du groupe n’est pas le même et il n’y a pas de passé commun du groupe. Toute référence au passé rend obscure l’interprétation, qui, elle, est nécessairement commune, c’est-à-dire s’adresse au groupe dans son ensemble et non à tel ou tel sujet. L’interprétation doit se faire alors exclusivement hic et nunc. » (Didier Anzieu dans  Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, 1956, p. 155)

Ces propos, peut-on dire, il y a maintenant près de cinquante ans, étaient une ouverture magnifique d’un champ dégagé, vierge, pour y expérimenter, une fois le quotidien de chacun laissé au vestiaire, comment des gens ensemble allaient se comporter. Pourquoi pas ? Mais l’insistance de la consigne de mettre à l’écart le passé et la réalité quotidienne était d’un poids et d’une signifiance dont on ne s’est, à mon avis, jamais réellement inquiété - d’autant qu’elle est aujourd’hui tout aussi opérante qu’autrefois. En 1972, voilà ce que nous disent les praticiens du psychodrame qui commencent à publier sur leur pratique :

« Lorsqu’il pénètre dans la salle de psychodrame, le patient est invité à s’asseoir et un des thérapeutes lui demande quel thème il désire jouer. Certains patients proposent aussitôt une histoire ; d’autres, surtout les adolescents et les adultes, commencent souvent par parler d’eux-mêmes et de ce qu’ils ont vécu pendant la semaine. Nous les écoutons alors quelques instants puis les interrompons pour leur redemander un thème. En effet, une des formes de résistance au psychodrame consiste à parler pour éviter de jouer. On ne saurait donner au patient l’impression que sa vie quotidienne ne nous intéresse pas en refusant tout net de l’écouter; toutefois en l’invitant à passer au jeu, on lui signifie que ce n’est pas au niveau de sa réalité que la thérapie se joue. » (Michel Basquin, Paulette Dubuisson, Bertrand Samuel-Lajeunesse, Geneviève Testemale, Le Psychodrame : une Approche Psychanalytique, éd. Dunod, 1972, p. 29)


Alors, parler de «clôture » groupale n’est pas une approximation. Et un pas s’impose vers l’être-ensemble, qui est le domaine du politique.

À regarder en arrière, dans l’histoire des soixante dernières années, on voit le petit groupe chargé de supporter et d’exorciser les plus profondes angoisses d’exister, suite à l’effondrement que le nazisme a mis en œuvre. Sa naissance, comme dit plus haut, est signée de ces années : la notion de petit groupe a été forgée au cours de la seconde guerre. Faire du groupe une entité, une instance de référence, presque une personne, prend alors tout son poids.

À ce moment-là, le petit groupe propose une expérience régénératrice et un ancrage indispensables. Il tient à distance la violence, et s’efforce de parer à la destruction du lien social. Nous pouvons dire que le grégarisme et le sectarisme d’aujourd’hui pérennisent sa présence comme espace fusionnel et d’identification : se protéger de l’histoire, du quotidien, se tenir au chaud d’une consistance qui me permette de voir le monde d’un peu loin, quand vivre ma vie devient trop problématique. Symbolisation et représentation deviennent tout à fait seconds. Il s’agit d’abord de parer à un danger, une menace, et non pas d’analyser, donner représentation, forme, à ce à quoi on est confronté, à ce que l’on vit.

En somme, si le petit groupe est toujours d’actualité, que son succès ne se dément pas, c’est qu’il contribue, même en temps de paix, à tenir la « dure réalité » en respect. En réfléchissant sur sa structure, définie dans le « fait groupal », on rencontre l’axiomatique heideggerienne : le développement et la conceptualisation du groupe restreint, qui s’originent au tout début du XXème siècle, participent pleinement au courant historique.
Rappelons-nous…Marx remettait l’homme sur ses pieds. Freud ouvrait un autre horizon : refoulement n’est pas répression ; le désir est indestructible. Moreno, refusant un au de-là du principe de plaisir, en appelait à briser les « conserves culturelles ». Heidegger, dans une philosophie « politique », veut sauver l’homme dans et par sa communauté, contre le machinisme et l’égalitarisme.

Quelle est l’idée de Heidegger ? Que l’être, mon dasein, réside indissolublement en mon lieu, ma terre, mon village le plus concret, dans la patrie et la communauté dont je suis issu. Pour lui, la réalisation de moi-même passe forcément par celle de ma communauté et ses valeurs ancestrales. Il s’agit de trouver une parade au « dépaysement » produit par la modernité technologique et industrielle de la fin du XIXème siècle. Et il faut alors foncer, y aller, poser des actes d’affirmation. Politiquement cela deviendra la pulsion d’expansion allemande illimitée vers l’Est : l’espace vital. La lutte régénératrice, c’est cela. Heidegger ne s’intéresse pas à la représentation, ni à la distinction sujet-objet. Ne lui importe que la réalisation du dasein historial de chacun au travers de sa communauté. Il a « voulu » donner un espace, un destin à tous les peuples marginalisés de l’Empire Romain. Tous peuples en mal de nation. Et, il faut le souligner, dans la promotion de la politique du fait accompli.
   
Il est intéressant de remarquer que la couronne géographique de ces peuples correspond à la région centrale et nordique de l’Europe, celle-là même où s’est développée l’Expressionnisme (voir l’article de Marie-Noëlle Gaudé, « Sommes-nous expressionnistes ? » dans notre Revue Psychodrame, N°108, « L’Expression », d’octobre-décembre 1992 ). Marie-Noëlle Gaudé répondait par la négative à cette question : à la SEPT, nous ne sommes pas expressionnistes !
L’exhortation heideggerienne, « Réaliser son dasein » dans une lutte volontariste rencontre l’ « Urschrei » expressionniste : réduire au plus haut point la forme, pour privilégier l’expressif, la recherche des émotions et des sensations naissantes et pures, et le goût de la « la première fois ». On retrouve ce même accent dans l’expérience groupale.

L’Expressionnisme est né en Allemagne autour de 1905 : l’expression, le cri, le ressenti, le naturel, priment sur le formel, sur la culture - qui implique elle de ne pas se couper de l’histoire, ‘la grande’, comme celle de chacun. La tradition est une genèse de forme, elle n’a pas à être coulée dans le marbre. Avec l’Expressionnisme, on penche du côté de la table rase. Voici quelques formules (tirées de Encyclopédia Universalis) :

« L’expressionnisme est un refus de la tradition classique, une opposition aux tendances cosmopolites, un goût prononcé pour les formes organiques et les effets picturaux. »

La définition pour l’Expressionnisme Belge et Hollandais est très intéressante : « Le lien entre tous ces artistes est l’opposition souvent observée entre un romantisme expressif propre à l’homme nordique et un goût du système et des contours qui caractériserait l’homme méditerranéen. » (je souligne contours).

En littérature, « L’expressionnisme est né de l’angoisse provoquée par la fin d’un monde et l’apparition d’une nouvelle époque. »

Ainsi, Expressionnisme et « fait groupal » peuvent se retrouver, avec la phénoménolgie heidegerrienne, dans l’idéal de l’ici et maintenant et l’idée d’une représentation la plus collée à soi-même, à son sentiment, à ses appartenances les plus proches et à une expression la plus immédiate, laissant tradition et formes venues d’ailleurs. L’expérience régénératrice et le fantasme de la première fois deviennent prééminents. La virginité de l’expérience nouvelle, « inédite », vaut pour légitimité, le souci de la vérité et de l’objectivité sont en chute au tableau des valeurs.

Nous nous reconnaissons, à la SEPT, dans la préférence méditerranéenne pour les contours, les lignes, les traits de la représentation, non recouverts par les états d’âme et sensations du moment, gardant toujours présente à l’esprit la réalité psychique de chacun convié à parler de lui dans son histoire.

Pourquoi ne s’est-on jamais penché sur la portée de cette clôture groupale qui exclut l’histoire de chacun en direct, met entre parenthèses, « suspend » le quotidien, pour se concentrer sur « ce que le groupe vit » ? Jusqu’à lors cela n’a jamais constitué une question. Il est toujours allé de soi que le petit groupe devait fonctionner de cette façon. Ces caractéristiques sont immémoriales et n’ont pas besoin d’être référées. Certes, en cinquante ou soixante ans, sa théorisation et sa pratique se sont considérablement développées et diversifiées. Mais, sur ce précepte premier, jamais remis en question, qu’on doit forcément faire fond sur la dynamique de groupe et « l’illusion groupale ».

Quoi de plus simple et évident, apparemment, que ce petit groupe qui se propose comme lieu d’expression et d’échange ? Quelques personnes réunies vont vivre ensemble une histoire entre elles à travers des échanges seulement verbaux, en parole, avec tous les affects, émotions et sentiments qui président naturellement aux relations humaines : vécu commun entrain de se vivre, être ensemble, membre, participant.
Cette pratique retrouve donc sans le savoir la phénoménologie de Heidegger : prendre la question de l’Être de front, miser sur l’expérienciel, chacun dans sa communauté et sa patrie, seule manière d’accomplir son destin d’homme. Une expérience régénératrice. C’est dans la lutte que se reconnaît l’homme. Et laisser l’histoire et le quotidien, la technologie et la marchandise, c’est pour renouer avec le mythe le plus ancien, celui de la Grèce et de ses héros. Ce n’est donc pas je ne sais quel goût de se distinguer qui nous fait tenir notre choix : jouez des scènes de votre vie d’aujourd’hui et d’avant, jouez vos rêves de la nuit, et vos rêveries et fantaisies à vous. La clef de vos songes et de votre désir n’est pas dans le ciel ou dans les astres, ni dans les mythe collectifs. La rupture de Freud avec Jung n’a pas été une simple affaire de rivalité ou prestance…

Mais nous aimons, comme Freud, l’histoire, autant que Heidegger la récuse brutalement, nous allons le voir, et que le petit groupe en fait l’économie dans sa formule : « suspendre » ce qu’il en est de soi dans la vie quotidienne avant d’y entrer. ‘On me demande de me défaire d’une peau d’abord, comme pour revêtir celle de ma nouvelle appartenance. Entrant dans un nouveau groupe, fait de toutes nouvelles pièces’.


Ce parcours difficile, de suivre l’intuition première (ancienne) d’une dichotomie désolante, déchirante même, anormale, de la vie quand elle se scinde en sphères publique et privée coupées l’une de l’autre, a été aiguillonné, tiré en avant, par la lecture de Philippe Lacoue-Labarthe, qui, dans ses deux livres, parus en 2002 aux éditions Galilée, Heidegger : La politique du poème et Poétique de l’histoire, poursuit Heidegger dans sa volonté d’assujettir le destin des hommes aux héros que leur communauté ou leur nation se devraient d’inventer. Réflexion de choc sur la vie d’aujourd’hui : on n’en a pas fini de vouloir en appeler à des dieux et de récuser l’histoire. La promotion et l’accomplissement de chacun dans et par son village médiatique, sa communauté « organique », contre l’histoire et le cosmopolitisme, sont là. Promotion de l’origine comme définitivement un mystère à entretenir et développer comme tel. C’est au seul premier de ces deux livres que je vais me référer.
 
Mais d’abord je ne résiste pas à citer cette belle définition de la modernité que Philippe Lacoue-Labarthe donne dans un livre précédent, La fiction du politique (éd. Christian Bourgois, 1987), que j’ai eu la chance de lire dans le petit livre de Fethi Benslama Une fiction troublante : de l’origine en partage (éd. de l’Aube, 1994) : « Nul moderne, de fait, ne se constitue sans inventer un rapport à l’ancien. Le moderne tient même tout entier dans une telle invention. » Et Benslama poursuit alors : « En effet, nous n’en sommes pas là, nous savons adorer l’ancien ou le haïr, nous y mouvoir ou le déserter, prétendre s’en libérer ou vouloir le renouveler, mais inventer un rapport à lui n’est pas encore notre souci .»

Heidegger et sa conception de l’histoire et du politique nous éclairent sur les enjeux de la retenue, du dépôt au vestiaire, de notre quotidien et de notre histoire. Le philosophe promeut le mirage bienfaiteur et constituant pour l’humanité, de l’origine obscure, du mystère dont elle devrait être entourée. Relisons quelques-unes de ses déclarations.
« Le caractère inexplicable de ce commencement ne tient pas à une carence ou une défaillance de notre connaissance de l’Histoire. Au contraire, c’est dans la compréhension du caractère mystérieux de ce commencement que résident l’authenticité et la grandeur de la connaissance historique. Le savoir de l’Histoire à son origine (Wissen von einer Ur-Geschichte) ne consiste pas à déterrer le primitif et à rassembler des ossements. Il n’est pas une science de la nature, totalement ni même à moitié ; s’il est quelque chose, c’est une mythologie. »


Et Lacoue-Labarthe nous entraîne plus avant encore dans cette visite extraordinaire (c’est cas de le dire) : « C’est un préjugé de l’histoire de la philologie », écrit encore Heidegger, « hérité du rationalisme moderne sur la base du platonisme que de  croire que le Muthos ait été détruit par le Logos. (…) Le religieux n’est jamais détruit par la logique, mais toujours uniquement par le fait que le dieu se retire. » Et voici son commentaire : « Le mythe est le Poème originaire des peuples. Cela signifie, pour toute la politique romantique, qu’un peuple ne s’origine, n’existe comme tel ou ne s’identifie, ne s’approprie (c’est-à-dire n’est proprement lui-même) qu’à partir du mythe.» « L’appel au mythe est la revendication de l’appropriation des moyens d’identification, jugée en somme plus décisive que celle des « moyens de production. » Comment ne pas voir dans cette phrase quelque chose qui se rapporte à l’insu de ce qui différencie ces deux manière de faire avec le groupe comme petit collectif, le « en groupe », et le groupe « petite masse »  ? D’un côté nous serions dans un groupe guidé par le Muthos, de l’autre dans un espace en groupe présidé par le logos.
 
Philippe Lacoue-L. poursuit : « Le mythe serait ainsi l’inscription historiale d’un peuple et le moyen pour un peuple, de s’identifier ou de s’approprier comme tel. De voir s’instaurer ou s’instituer son monde ; en particulier son État. D’accueillir et de respecter ses dieux, voir de se fier à eux ou de se laisser gouverner par eux - les ayant néanmoins, d’une certaine manière, auparavant imposés : figurés ou « fictionnés ». Le mythe ouvre ainsi la possibilité du sacré, du saint, et valorise le « zeigen », montrer, au détriment du « zeichen », signifier. » Notre psychodrame est clairement du côté du zeichen, et de la valeur jugée décisive de l’appropriation des « moyens de production » en regard des moyens d’appartenance. Même si nous signifions, aussi, en psychodrame, par le ‘montrer’.

 Lacoue-Labarthe voit émerger ce nouveau mouvement à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles, dans la rupture avec les Lumières qu’inaugure la naissance du romantisme allemand, le  « Sturm und Drang », révolution littéraire dirigée contre les règles classiques. « L’enjeu est le rapport philosophie, poésie et politique », écrit-il, « dans ce qui s’est intitulé le Système de l’idéalisme transcendantal, qui ouvre à l’homme, livre l’homme à son versant sombre et barbare, en recherche d’identité, de héros et de dieux. » Ce dans et par quoi s’ouvre le nationalisme socialisme. La lecture (récente) de Cioran, « Apologie de la barbarie. », sous titre : Berlin – Bucarest (1932-1941)1 est éloquente. Comme déjà m’avait-il semblé nous pouvions le repérer, le groupe dans sa forme groupale promeut l’idée d’un espace d’inter actions de type ‘expériencielle’ confrontant des personnes les unes avec les autres : s’éprouver, se comparer, « jouer à s’aimer ou se haïr », s’inventer, s’imaginer des rôles, dans l’esprit d’une invigoration, d’un ressourcement, ayant cette ‘puissante’, séductrice, visée : une régénération. En poussant le trait un peu loin, on pourrait dire je crois, qu’il s’agit de prendre la tangente par rapport à l’invention freudienne : ne plus vouloir considérer le transfert autrement que comme moteur, en voulant négliger son autre versant : sa valeur de résistance. ‘Cachez ce sein que je ne saurais voir’.

"Couvrez ce sein, que je ne saurais voir.
Par de pareils objets les âmes sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées."

Tartuffe, III, 2 (v. 860-862)
Le refus de porter les yeux sur les appas de la femme fait partie des traits de comportement généralement attribués au dévot hypocrite.(Wikipedia)

Quel commentaire peut-t-on faire ? Hé bien que le relâchement pulsionnel est autorisé, - si ce n’est promu comme dans : « Allez-y ! vous pouvez fantasmer tout votre saoul ! », ne craignez rien, la pensée est voilée, neutralisée ; elle n’en saura rien.
 Ainsi  cette défiance du transfert comme résistance, ce ‘cacher ce sein’, figure la résistance à la représentation des pulsions et à la remémoration ; ‘… non je ne me souviens pas, je ne veux pas me souvenir, foin du passé ; ce qui (m’) importe c’est l’ici et maintenant de mon expression, de me frotter à l’autre, éventuellement d’en découdre avec lui. »

À la Sept, en psychodrame et pour le groupe, nous sommes héritiers des Lumières, pas de la brume - à laquelle nous avons à faire pourtant chacun pour soi, et que ne pouvons ignorer. Voilà quelques traits de ce XVIIIème siècle, trouvés dans un bon cours de terminale : « Raison cartésienne, observation du monde, sciences de la nature, goût de la connaissance : science, progrès et bonheur de l’humanité valeurs indissociables. Ce siècle était aussi celui de l’utopie et du cosmopolitisme européen. Le paradoxe (apparent) est que son réalisme, est ce qui soutient la création utopique. C’est par l’observation critique du monde réel que les écrivains de cette époque donnent à lire des modèles et des projets de sociétés, en même temps qu’une dénonciation ironique de la société du XVIIIème siècle. » Bien sûr, le romantisme, l’épanchement de l’âme, un seul être vous manque est tout est dépeuplé, je suis le ténébreux, le veuf, l’inconsolé, ma seule étoile est morte … a ouvert grande la porte à « l’état d’âme », à l’existentialité du sujet, à l’abîme de sa profondeur par quoi toute poésie et pensées sont naissantes, … dont Freud nous a montré l’exploration possible par le biais de la parole et du langage. La brume, c’est la fusion des sujets, leur désarrimage de la parole et du langage, leur collectivisation, par laquelle leur singularité est désavouée, effacée. N’y a-t-il pas quelque chose de cela dans la phénoménologie de Heidegger ? Ou : ne touchons-nous pas, par là, au mysticisme, et (différemment) à cette religion qui fut jadis qualifiée d’opium ? Une certaine façon d’y faire avec le groupe (comme d’ailleurs avec beaucoup de chose) ne produit-elle pas de l’opium.



Le fil de notre pratique n’est pas ténu, qui s’affirme avec constance comme ne devant pas lâcher le « réel » (et dans le sens de ‘réalité’), ne pas se distancier de « l’air du temps », en prêtant attention à l’histoire de chacun. Pour en produire des versions qui traduisent une vérité du sujet.

Nous sommes loin du fourbissement des armes communautaristes que l’on peut lire chez Heidegger, dénonçant, à propos de la poésie et des poètes et nommément Hölderlin2, (dont parle longuement Philippe Lacoue-Labarthe dans son livre) : «… un de « ces mauvais juges qui de nos jours battent le pavé », maugréant contre l’un de ces modernes. « On considère Hölderlin « historiographiquement » et l’on méconnaît ce qui seul est essentiel, le fait que son œuvre, encore privée de temps et d’espace, a déjà dépassé (überwunden) notre affairement historisant pour fonder (grunden) le commencement d’une autre histoire, cette histoire qui s’ouvre sur le combat (Kampf) où se décidera la fuite ou l’avènement d’un dieu. » Ou l’on voit combien est refusée l’histoire et les sciences de la nature au profit d’une volonté de s’entretenir dans des mythes d’existences, des existences mythiques, jusqu’à cette sorte d’aveu de Heidegger, dramatique et prémonitoire (déjà cité plus haut) :
. « Le savoir de l’Histoire à son origine (Wissen von einer Ur-Geschichte), ne consiste pas à déterrer le primitif et à rassembler des ossements. Il n’est pas une science de la nature, totalement ni même à moitié ; s’il est quelque chose, c’est une mythologie. » Hé bien pas le psychodrame ni la psychanalyse ! Tous deux, de ce point de vue (celui de la science), appartiennent aux sciences de la nature.

Le petit groupe aurait-il pu devenir le lieu romantique par excellence, espace de tous les possibles fantasmés, mythiques ? « Page blanche », il constituerait alors une tentation permanente, … de fuir notre condition.

(Texte de mon intervention à la journée d’Étude sur le groupe en 2004, à Paris, repris en 2014 / 2015)