Le psychodrame aujourd’hui, entre théâtre et psychanalyse

Si Goethe avait eu de la difficulté à trouver un acteur pour incarner le Docteur Verazio, par dessus les siècles il serait allé chercher le Docteur Jacob Levy Moreno, ce médecin autrichien né à Bucarest en 1892, mort à Beacon dans l’État de New York en 1974, qui inventa le psychodrame. Mais si Goethe a anticipé Freud à certains égard, le Docteur Moreno, bien qu’autrichien lui aussi, s’en est tenu à une seule et brève poignée de main avec l’inventeur de la psychanalyse. Nous verrons que la divergence n’est pas totale. Mais quelques mots de sa biographie peuvent suffire à frapper l’imagination, et distinguer les deux hommes de façon intéressante : Moreno était un apatride, né en mer et jamais déclaré ; il a vécu à Vienne, et plus tard pris la nationalité américaine, immigré aux États Unis en 1925. Influencé par Henri Bergson (1849 -1941), il a pris de lui l’idée de l’évolution de l’Homme.
 
Ainsi Goethe ouvre une voie, « une première », à une parole et un discours à entendre et à lire comme cela ne l’avait jamais été fait. Goethe disait souvent, nous rapporte Moreno qui l’a lu de près, que, « la meilleure façon de réaliser un traitement psychologique consiste à donner à la folie une place dans le traitement, afin d’arriver à la guérison. » Le 1er octobre 1818 écrivant au directeur du Théâtre Royal de Berlin il est plus précis : « La pièce de « Lila » est, en fait un traitement psychologique, où on permet à la folie de venir sur le devant de la scène (avec tout ce qui l’accompagne, même en l’intensifiant - il faut le souligner), afin de la soigner »1 La parole du patient, ses histoires de vie, réelles ou imaginées, angoisses et préoccupations les plus prosaïques comme les plus intenses, doivent prendre du volume, occuper la scène.
 
Faisant un grand bon jusqu’à nous, comment ne pas penser à François Tosquelles, pionnier de la psychothérapie institutionnelle, c’est à dire du renouveau de la psychiatrie en France de la deuxième moitié du 20 è siècle, qui lança : « Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît … »2 Il faut laisser la folie montrer le bout de son nez, sans l’effrayer, la faire sortir du bois même, en sachant la tempérer quand elle est trop violente ou brulante. Ainsi en psychodrame, comme l’a initié Goethe, l’espace d’une représentation scénique permettra à celui dont la raison a été délogée de lui-même, de donner sa mesure, de vivre ses contradictions, de déjouer ses fantômes, de laisser s’assagir ses angoisses.
 
Le jeu dramatique, improviser.
La méthode est d’accentuer les mouvements, les gestes, l’action, d’encourager l’association libre par l’action libre du jeu dramatique. En somme faire fond sur la spontanéité, faire confiance à notre for intérieur, à ce que l’on considère trop comme des balbutiements de sentiments et d’idées, qui nous feraient rougir ou mal nous juger. C’est exactement l’invitation du psychanalyste, à associer librement, à dire tout ce qui « nous passe par la tête », sans trier, sans fard. Mais, comme nous aimons le rappeler à la Sept : la carte forcée dans le psychodrame c’est le jeu, dans la cure analytique c’est le signifiant verbal. En psychodrame, comme Lila avec le Docteur Verazio, le patient, les participants d’une scène, se déplacent ; et le meneur de jeu circule. Sur le divan analytique, seule la parole a cours ; l’analysant est allongé, la motricité active est suspendue, - çà ne le coupe pas de tous les ressentis possibles, au contraire, qui lui « parlent » - si l’on ose dire - de l’intérieur.
 
La spontanéité, l’ouverture à ce qui vient du monde et ce qui vient de soi, c’est le crédo morénien. Et quand on dit « ouverture », ce n’est pas qu’un vœu, une intention :
 
« Moreno a tout d’abord appliqué sa « théorie dynamique des rôles » dans les pièces de Stegreif (i.e. : d’improvisation) et les discussions de groupe où il encourageait les sujets de tous âges et d’occupations diverses dont le niveau de conscience était peu ou pas développé, ou maîtrisé (enfants et prostituées de Vienne), à exprimer spontanément leurs difficultés et leurs problèmes psychologiques. Au cours de la première guerre mondiale, il introduisit cette méthode de représentation spontanée des traumatismes psychiques dans un camp de réfugié à proximité de Vienne. »3 
 
Goethe semble avoir vécu dans ce même siècle, avec le même enthousiasme. Dans « Les Années d’Apprentissage », tome deux, chapitre neuf de l’édition allemande, nous rapporte Diener,  il montre combien il s’intéressait au théâtre impromptu, (il est même prosélyte !) :
« On devrait introduire la spontanéité dans tous les théâtres. L’ensemble (la troupe) doit être régulièrement entrainée à cette façon de jouer. Il serait bénéfique pour le public de voir jouer une fois par mois une pièce non écrite. »    
 
Gottfried Diener décrit de façon puissante et claire la fonction du thérapeute - cela compte d’avoir connu Moreno : « Le thérapeute doit essayer de pénétrer la grammaire de (la) logique imaginaire (du patient), afin de pouvoir parler la même langue que (lui) dans son psychodrame, et l’entourer sur la scène de personnages de son monde intérieur, grâce à des ego auxiliaires »4 . Lila, elle-même, joue le rôle principal comme protagoniste.
Tout ce qui se joue sort de son imagination, de ce qu’elle a raconté elle-même des évènements qu’elle a vécus réellement ou hallucinés. 
 
Spontanéité et représentation.
En allemand, le « Theater Stegreif, c’est donc le théâtre spontané. Le mot allemand est fait de deux : Steg, passerelle, sentier, et reif , mûr, muri ; Stegreif veut dire, dans un sens ancien : l’étrier. Cela parle du jeu, quand « il faut y aller ! », s’y mettre ! comme : mettre le pied à l’étrier. En allemand on dit : ‘aus dem Stegreif’ pour dire ‘à l’improviste’, ‘improvisé’, ‘sans préparation’. Dans cette petite recherche étymologique, je lis aussi le mot de « Brücke », ‘pont’ ; ‘passerelle’ se disant aussi Stegbrücke. Et l’on se souvient que « Die Brücke » est le nom d’une association artistique, de peintres et d’architectes, fondée à Dresde en 1905. En rupture avec l’art académique, comme Moreno avec le théâtre. Elle fut le ferment le plus actif de l’expressionnisme allemand. 
 
Goethe et Moreno se différencient ainsi sur la modalité de la représentation. Pour Moreno, la spontanéité doit être la maîtresse des lieux. Pendant que Goethe, lui, prépare longuement et minutieusement le psychodrame » de Lila. Le livre clé du premier psychodramatiste est donc « Le Théâtre de la Spontanéité. » La Spontanéité est le nom de scène des pulsions de vie qui auraient largué l’instinct de mort : pour Moreno il n’y a pas de forces inconscientes antagonistes à l’instinct de vie. Beaucoup l’ont réduit à un partisan de la décharge pulsionnelle, alors que ce sont l’imprévu et l’imprévisible qui lui importent, et qui soutiennent son concept de spontanéité, qui consiste à faire jouer les variétés et variations, en point et contre point, du désir. Surtout, pas de texte préétabli ! Totalement dans l’esprit de Pirandello : Ce soir on improvise, Six personnages en quête d’auteur, Moreno défend l’art de l’instant. 
 
Le vrai et le faux : inhibition et spontanéité.
Il sait ce qu’est la dénégation, faire représenter une pulsion et son antagoniste, comme Freud, avec ses moyens à lui que sont le jeu et l’improvisation. « Ce n’est sûrement pas ma mère ! », dit le patient de Freud. Ah bon ? Pourquoi donc sûrement ? allons-y voir. « J’encourageais l’imperfection en vue d’arriver à une spontanéité totale. (…) Mais l’art sincère de vivre le moment présent, ici et maintenant est encore une utopie. », explique de son côté Moreno5, qui est conscient que ‘çà résiste’ toujours, quelque part. Il pense, différemment de Freud qui lui parle de levée du refoulement, que cette « spontanéité totale » sera vaincue « à force », par la force de l’entrainement. Pourtant, la levée de l’inhibition grâce au jeu de la pulsion antagoniste peut être spectaculaire. Au risque, d’assimiler le vrai au spontané, et le faux à l’inhibition …
 
Moreno se plaisait à raconter l’histoire de la jeune Barbara qui jouait avec tant de talent les belles romantiques, les princesses, les infirmières et religieuses dévouées, qu’un auditeur assidu en tomba amoureux et l’épousa, pour découvrir ensuite combien elle était coléreuse et difficile à vivre, et de s’en plaindre à Moreno. … Qui eut alors cette idée lumineuse : faire jouer à Barbara, pour une fois, l’histoire d’une prostituée, assassinée dans des circonstances crapuleuses (idées venant d’un fait divers) : on vit alors la belle, la douce, la charmante Barbara, comme le raconte Anne Ancelin6, hurler des injures, jurer comme un charretier, avec les plus gros mots dont on n’aurait pas imaginé qu’elle puisse connaître le sens, se débattre, crier, être trainée par les cheveux … sous les applaudissements du public … ; et le lendemain son jeune amoureux de mari est venu dire à Moreno, qu’après cela, après cette catharsis de l’acteur, Barbara avait été charmante. Moreno poursuivit le traitement, et la mégère fut apprivoisée. Belle histoire.
 
« Le jeu de rôle à thème, à scènes de vie jouées spontanément au théâtre, le psychodrame était né, la catharsis de l’auditoire devenait aussi la catharsis de l’acteur en situation, jouant tantôt un rôle et tantôt les multiples rôles et situations de sa vraie vie », poursuivait Anne Ancelin. 
 
L’époque de Moreno, et son maintien jusqu’à nous.
Un homme de théâtre bordelais, (Guy Dumur, décédé en 1991), présente l’édition du Théâtre de la Spontanéité avec ce titre, assez bien trouvé, bien qu’un peu ironique : « L’ouvre-boîte du Docteur Moreno ». En peu de mots il résume pourtant avec justesse la pensée morénienne : « Le but, c’est la connaissance du moi, à une époque, pense-t-il, qui nie l’individu et la participation active. (…) Il se situe dans une époque de rupture et de rébellion. Il souhaite tout bonnement que tout un chacun puisse accéder à un haut degré de conscience, en créant son espace imaginaire. Au lieu d’un théâtre des auteurs et des acteurs, il veut faire le théâtre du public. C’est un acte de réconciliation et, au-delà, une tentative pour abolir nos contingences ».  L’ambition de Moreno est grande, comme forte est sa confiance en la nature humaine. Cet espace mental, il le définit « comme le lieu où notre éternelle question du libre arbitre trouve une réponse adéquate »7. 
 
Il n’a pas caché, qu’enfant il s’amusait à jouer de petites pièces de théâtre, avec ses camarades. On jouait à Dieu ! Et c’est lui qui en prenait le rôle. Il est clair qu’il y a une manière christique chez lui d’appeler à se libérer. Mais rien de moins religieux que cet appel, aucune croyance dans un au-delà. Il serait plutôt un Christ faisant dégager les marchands du temple ! C’est en 1920 qu’il écrit, - il vit encore à Vienne : 
 
« Jamais l’individu n’avait paru plus insignifiant. Le verdict cumulé de la science était que l’univers qui environne l’homme pouvait tourner sans lui. Il n’était que l’un de ses sous-produits. Sa disparition ne changerait pas l’avenir du monde. »8 Quelle actualité ! Moreno se fait le promoteur du plus sain athéisme : il ne table pas sur un sauveur, mais sur ce fait que rien ne nous arrive, ni a fait ce que nous sommes, qui ne soit venu par « l’autre », si bien nommé par Freud, ‘Nebenmensch’, l’homme proche, le voisin, le premier visage que nous rencontrons. Il est utile de citer ce qui suit, au même endroit :
 
«À l’heure des heures les plus sombres de l’humanité, lorsque sa civilisation religieuse s’écroulait sous les assauts des armées, des soldats et des camarades, mon premier mouvement fut de donner à l’homme une nouvelle vision de Dieu, et de lui faire voir, dans un éclair, la religion universelle du futur, qui, j’en était sûr, unirait finalement et pour toujours, tous les peuples en une seule communauté. Au moment où les hommes se trouvaient dans la plus grande détresse, où le passé semblait une illusion, l’avenir une calamité et le présent un passe-temps fugitif, je formulai (…) l’antithèse la plus radicale de notre époque, en façonnant mon « je », le « je » et le « Soi » de la misérable créature humaine, à l’image du je et du Soi de Dieu, le Créateur du monde. Dès lors, il n’était pas nécessaire de prouver l’existence de Dieu, ni la création du monde par lui, si le « je » qu’Il avait créé avait pris part à sa propre création et à celle des autres. » Et c’est ainsi que Goethe a voulu Lila, et son Docteur Verazio.
 
Alors, que vient-on jouer en psychodrame, de nos jours ?
Nous venons parler de ce qui nous tient dans la vie ; de notre quotidien avec ses vicissitudes, comme chez le psychanalyste. C’est juste après guerre, dans les années 50 et 60 que des psychanalystes européens, et français en particulier, son allés rencontrer Moreno, intrigués par cette nouvelle méthode, le psychodrame, dont on disait merveille. Ils l’ont rapportée dans leurs bagages, conquis, mais aussi, sceptiques : est-ce qu’avec le psychodrame on ne risquait pas de retomber dans le piège de la suggestion et de l’hypnose pré-freudienne ? Le pari freudien de tenir ensemble le traumatisme et le fantasme pourrait-il toujours être tenu ?
 
Moreno et Freud commencent au même endroit.
Même si pour l’un c’est dans les jardins de Vienne, et pour l’autre dans son cabinet, à l’intérieur. Tous deux reçoivent, sollicitent, la vie pulsionnelle de ceux qui viennent à eux ; ils sont mobilisés par le quotidien du symptôme, de la plainte, du malheur, de l’exaspération. Mais ils ne vont pas traiter les choses identiquement. Freud dit : « wo es war, soll ich werden. » (là où c’était, le je dois advenir),  pendant que Moreno, ne se préoccupe en rien d’une quelconque levée de refoulement, et en appelle à la spontanéité, à se rebeller contre la répression, « ouvrez les boîtes de conserve culturelles ! ». 
 
Il n’a pas eu le temps d’observer que l’effet cathartique du théâtre s’exerce aussi dans la cure analytique (le mot de « cure » a été conservé ; l’expression anglaise est très parlante, « sweeping by », si on osait l’écrire : un balayage « par là à travers, par où çà passe, par où çà fait du bien ».) Mais la catharsis n’est pas la caricature de ce qui en a été dit, ‘décharge’, réduction qui a permis à une bonne partie de la communauté analytique d’ostraciser « le médecin viennois ». Elle est dans la cure analytique : sur le divan, le patient est sujet traversé, traversant, de sa parole.
 
Moreno, imaginant le passage de la catharsis de l’acteur, à la catharsis du spectateur, opère un déplacement analogue à celui de Freud qui abandonna l’hypnose et la suggestion pour inviter son patient à  la seule association libre. L’un et l’autre ont mis le patient au centre, dans sa réalité psychique la plus intime et prosaïque. Ainsi de Lila mise au centre de la réalisation dramatique de ce qu’elle vivait, dont le Docteur Verazio s’est fait le porteur et défenseur. 
 
Donner à lire en français « la Lila de Goethe » devenait essentiel.
 
Terminons avec cette belle formulation, - d’un philosophe : 
 
« (…) Il n’y a pas de « découverte » freudienne et l’ « inconscient » n’est pas un organe. Mais il y a bel et bien une invention : celle d’un récit. Là où l’homme était raconté venant d’un créateur ou bien d’une nature, là où il était promis à une vie céleste ou bien à la survie selon l’espèce, là même s’introduit une autre provenance et destination. L’homme vient d’un élan ou d’une poussée qui le dépasse - qui dépasse en tous cas de beaucoup ce que Freud désigne comme le « moi ».9 
 
On retrouve ce mouvement, du théâtre, au psychodrame et à la psychanalyse : là où j’étais raconté, je me raconte et je joue ce qui m’est arrivé. 
 
 
Pierre Bourdariat
 
Quelques éléments bibliographiques :
- Jacob Levy Moreno : Psychothérapie de Groupe et Psychodrame, PUF,1965 (1ère Éd. frse.,        1ère Éd. allemande , 1949 ……….. à vérifier ………
- Didier Anzieu dans Le psychodrame analytique chez l’enfant et l’adolescent, 1956.
- Michel Basquin, Paulette Dubuisson, Bertrand Samuel-Lajeunesse, Geneviève Testemale,Le       Psychodrame : une Approche Psychanalytique, de Éd. Dunod,1972.
- Paul et Gennie Lemoine, Le Psychodrame, Ed. Robert Laffont, Paris, 1975, 2è édition.
- Serge Gaudé, De la Représentation : l’exemple du Psychodrame, Ed. Érès, 1998.
- Revue du Psychodrame Freudien, publié par la Sept (Société d’Études du Psychodrame, Pratique, Théorique, 9, rue Brézin 75014-Paris. Site : www.asso-sept.org). 
 
 
Notes :
1- Gottfried Diener, Rapport entre le processus hallucinatoire de la « Lila » de Goethe avec la psychanalyse et le psychodrame, in Jacob L. Moreno,  Le Théâtre Spontané, Ed. de l’Épi, 1984, p. 162.
2- François Tosquelles, in L’Enseignement de la folie, Ed. Privat, 1992, p. 11.
3- Gottfried Diener, idem, p. 152.
4- Gottfried Diener, idem, p.156.
5- Jacob L. Moreno,  Le Théâtre Spontané, Ed. de l’Épi, 1984, pp. 20-22. 
6- Dans l’introduction à l’édition française au livre de Moreno, p. 10.
7- Idem, pp. 7-8.
8- Idem, p. 37.
9- Jean-Luc Nancy, « Freud — pour ainsi dire », in L’Adoration (Déconstruction du christianisme,2), Ed. Galilée, 2010, p. 144.