Portrait de Sigmund Freud

 
Trésors d’une correspondance, 
                        de André Bolzinger.
 
Freud est un lecteur, un observateur et lecteur du monde, de la nature, de ce qui se passe autour de lui, passionné autant que tranquille et constant. Voilà ce que nous traduit cette correspondance - sans confession. L’auteur de ce long parcours freudien, nous invite à une exploration du terreau qui a constitué Freud « auteur de nos jours » en tant que psychanalyste. Un homme de sciences, celles de la nature, et celle de l’âme. L’âme comme objet de science et non comme véhicule spirituel, poétique ou philosophant. L’âme, le sujet qui parle, a trouvé une oreille. « La mise à l’écart des procédés hypnotiques a été un starter prépondérant. » (p. 356), écrit André Bolzinger. La « cure par la parole » a passé son siècle. 
 
Un trait essentiel de Freud : ne pas s’en laisser conter mais écouter et juger, se faire une idée sur pièces, - sur la parole de celui qu’il écoute. Aucune révérence à des autorités. Il nous ouvre aujourd’hui sa correspondance, qu’il a confiée modestement à André Bolzinger. Sans retenue, ou presque. D’emblée on comprend : Freud ne progresse pas sur les contreforts de montagnes qu’il voudrait escalader et dépasser - comme Jung peut-être l’a voulu - il est dans un autre espace.
 
Il écrit en 1907 et 1908, à Jung justement : « Les grands patrons de l’asile ont peu d’importance au regard de l’avenir. Les fonctionnaires de la psychiatrie, unanimement opposés à nous, ne me font plus aucun effet. » Et au Pasteur Pfister en 1926 : « Les paroles spontanées du patient sont plus précieuses que les diagnostics des médecins. » (p. 362) Le ton est donné, radical. André Bolzinger peut écrire à son tour, un peu plus de cent ans plus tard, cette définition de la psychanalyse : 
 
« Un acte de lecture et d’interprétation. Ni une écoute muette et passive, ni un art de vivre avec l’inconscient. Mais une manière oblique de cueillir (cf. les promenades de Freud) les mots malgré eux, une façon d’entendre et de répondre. »
« Cet axe réaliste s’attache à la matérialité des conduites humaines sans s’élever dans l’éther des idées. Au contraire, les essences idéales procèdent d’une spéculation qui n’est pas scientifique. » (p. 388).
 
… Dont voilà un bel exemple : ‘une bévue’ du Dr. Jung rapportée par le Dr. Jones à Freud qui la commente au Dr. Abraham (notons le bel enchaînement d’adresses ; on parle, on se parle, même si dans l’époque c’est très fréquemment, par écrit.) : Il s’agissait d’une patiente, après un mois d’analyse, nous raconte André Bolzinger ; Jung aurait expliqué à Jones qu’ « elle n’était pas amoureuse de lui mais « struggling to comprend a Universal Idea »,  confrontée à une Idée universelle, au sens de Platon. ». L’auteur commente : « Curieuse façon d’enrober le transfert ! Curieuse manière de le détourner vers le philosophe de l’Idée … » Surtout, peut-on rappeler, si l’on se souvient de la rude histoire du Dr. Jung avec Sabina Spielrein.
 
 « Étudier une erreur thérapeutique est plus utile que publier un cas de guérison. », écrit Freud au pasteur Pfister : « Exiger de la science qu’elle fonde une éthique est un impératif 
déraisonnable ». Freud relève les méfaits de la crédulité. Il écrit à Jung, en 1910 : « tout élan 
religieux a son origine logique dans l’état de détresse du nourrisson ; de là vient la croyance en un Dieu juste et une bonne Mère Nature, les pires fausseté de l’imagination humaines. » Dans 
 
 
son avant-dernière page, André Bolzinger conclut alors par ces mots de Freud à Stéphane Zweig, en 1931 : « La procédure d’associations libres a été la nouveauté la plus importante apportée par la psychanalyse, elle aura été la clé de la méthode. » Cette pratique donne la priorité à l’énonciation sur l’énoncé mais, il faut le préciser, énonciation qui s’exerce à partir d’une observation, d’une réalité tierce objet d’attention. L’énonciation paraît  quelques fois aujourd’hui sur le point d’être balayée ; elle est en tous cas mise à mal gravement et souvent. Avec S. Freud, nous dit A. Bolzinger, se dégage le profil d’un écrivain méconnu : il s’agit d’un scribe, d’un secrétaire de la réalité. D’un écrivain sans roman. 
 
Le mot de portrait n’est pas forcément approprié, il en appelle trop vite à ‘l’époque révolue’,  ‘l’autrefois’, ‘de mon temps’, situant Freud parmi des ancêtres dont on révère le souvenir, avec une pointe de déférence à l’égard du passé. Ce livre pourrait aussi bien s’intituler « Présence de Freud aujourd’hui ». Ce n’est pas le Freud d’André Bolzinger qui nous est offert, mais Freud en lui-même tel qu’on peut le penser maintenant que l’on vient de lire longuement sa correspondance ; avec bien sûr les partis pris par l’auteur, qui a dû choisir parmi des milliers de lettres. C’est « un autoportrait insolite, associé au portrait d’un groupe et au portrait d’une époque . », nous dit André Bolzinger. En prêtant attention à un petit lapsus de lecture sur le mot ‘portrait’, un ajout s’impose : cet autoportrait est certes le portrait d’un groupe, mais surtout le ‘portail’ d’une époque. Freud nous fait entrer dans une ère nouvelle.
 
Aujourd’hui il peut nous aider à ne pas retomber dans une époque plus mauvaise que celle du jour, concernant le sort de la parole et de la subjectivité. Par ces temps, - et par tous les temps - nous avons avec Freud bien autre chose que des concepts ou des plans sur la comète (vers aucune il a cherché à aller) : le goût, l’exigence d’une tâche qui vise à maintenir ouvertes toutes les issues possibles à l’antagonisme entre pulsions de vie et pulsions de mort, - du côté des premières. Persévérance, audace, acceptation de son sort, dans l’amour de transfert, l’attention à la nature et à ceux qui l’entourent.
          
 
 
Un portrait se dégage. Celui d’un Freud équanime. Portrait qui ne fait pas briller son personnage d’un seul et unique éclat qui renverrait dans l’ombre, tout autour de lui, une foule ou une assemblée dévote et aveuglée, mais un portrait qui nous montre un homme de science et de l’âme, dont l’équanimité oblige ; oblige chacun à suivre son propre parcours d’existence et de « médecin », pour qui « rien de ce qui est humain … », comme le goût et la nécessité de l’observation y invitent. Sans fards. Freud le rappellera plus d’une fois : si la psychanalyse a une rivale, ce seront l’art, la poésie, ou la littérature, qui touchent aux tréfonds de l’ « âme humaine » par d’autres voies.
 
L’équanimité, comme l’écoute positive inconditionnelle de tout, de chaque détail, ce n’est pas l’impavidité. En 1910 puis 1924 Freud écrit au pasteur Pfister : « Ne tombez pas dans l’étrange pratique qui mettrait en présence deux interlocuteurs : l’un sur le divan, parlant sans réprimer son engagement libidinal et affectif ; l’autre se tenant dans le fauteuil, en retrait ; on croirait un scénario où l’amoureux ferait sa cour à une beauté froide. » « Mettez l’accent principal sur le gain d’indépendance, même si l’émancipation se fait au détriment de la cure.» (p. 392) La capacité de détachement de Freud est aussi forte que son aptitude à recevoir le transfert. Rien n’est possible in effigie, in absentia. L’analyste n’est pas un fonctionnaire. 
 
Égalité d’humeur, pas d’emportements, goût pour l’observation, l’étude, et attention à 
 
 
chacun, dans l’esprit même des sciences naturelles. Dès l’origine Freud affirme le primat des voies du langage, qui collectionne les faits et choses en les nommant, de façon épurée, précise, 
sans rajouts ou fioriture, sans sentimentalité ni fables émotionnelles. Cent fois il le rappelle  laissez l’âme romantique. Tout ce que vous entendez et voyez est important.
 
…Même ce qui vous apparaîtra détails, lourdeurs ou légèretés banales et innocentes. C’est comme cela que Freud découvrira la sexualité infantile, les malheurs d’amour et de la sexualité de l’hystérique, décryptera le délire de Schreber. Savoir porter l’attention au ‘rien’, à l’inadmissible comme aux vétilles, se laisser éblouir par la beauté. Descriptions de la nature en montagne, fleurs et champignons dans ses promenades ; telle plage à Rapallo, la ville à Rome. Il évoquera son souci des vélos à acheter pour les enfants d’Abraham, et aussi bien prendra le temps de raconter une soirée à l’opéra à Paris, Carmen ; parler de la chanteuse Yvette Guilbert ; admonester les uns et les autres, ferme et clair, sans s’emballer. Présence à chacun, toujours dans le souci de limiter l’amertume et  l’agressivité, mais jamais l’intensité du lien. 
 
Voici la plage de Rapallo, après les alpages de Lavarone en Italie, et avant Florence dont « l’Arno arrose un décor de pins, de cyprès, de lauriers, d’oliviers, où l’on a trouvé les restes d’une citée étrusque, … » (pp. 159-160) « Cher Alex, un fin limon de sable, bordé de magnifiques rochers est creusé de cuvettes tapissées d’herbes où l’on se vautre perdant la notion du temps ; j’ai taquiné un poulpe qui refusait de sortir de l’eau, je me suis piqué à des oursins, j’ai pourchassé de petits crabes à qui des polissons italiens arrachent les pattes. » Freud dit tout, raconte tout par le menu. Il évoquera, de la même façon, l’abstinence sexuelle décidée avec sa femme à telle époque, et les conseils donnés à ses filles, Mathilde ou Anna, se permettant d’avoir une oreille à leur soucis de jeunes filles et de femmes.  
 
Il l’écrit à Romain Rolland, en 1929 puis 1930, profession de foi stoïcienne, idée épicurienne du bonheur (p. 160) :
 
« Je suis attaché à l’amour des hommes, non par sentimentalisme ou idéalisme, mais pour des raisons prosaïques, économiques : cet amour est aussi indispensable  que la technique, c’est lui qui assure la préservation de l’espèce humaine. Je suis fermé à la mystique comme à la musique. L’amour hellénique de la mesure, le prosaïsme juif et l’anxiété du petit-bourgeois mêlés selon je ne sais quelles proportions, me tiennent à distance de la luxuriance  naturelle, de la jungle des orientaux. »
 
 
 
 
Freud est l’anti-héros par excellence. Ses faits et ses gestes parlent de lui, … et nous pouvons nous retrouver en lui, dans ses propos, avec beaucoup de facilités, sans nous y perdre, seulement invités à tenir notre propre fil. C’est la seule leçon. « Ne répétez pas aveuglément mes propos comme si vous récitiez une prière », écrit-il au Dr. Jung en 1909 (p. 391). Que chacun écoute, observe, explore, écrit A. Bolzinger :  « le choc nerveux (qui) n’est pas réductible à une émotion, à des larmes, mais est un acte à interpréter comme acte de mémoire. » (p. 385) 
 
Ainsi, a-t-on assez souligné que l’humeur égale de Freud, son goût de la vie et son attention au monde sont en homéostase avec l’homme de science ? Équanimité et mansuétude vont de pair avec l’attitude aristotélicienne, - tenir son regard à hauteur d’homme et de la nature, et  
 
 
non tourné vers le ciel sauf à considérer que la lunette astronomique il l’aurait retournée d’abord vers lui, vers les profondeurs... Le mot de mansuétude est bien vieilli, mais à la fin du 
12è siècle il a pu signifier « domptage », puis « douceur, bonté, bienveillance ». Il était employé pour dire, en parlant d’un animal qu’on avait « apprivoisé, dompté », qu’il était « doux, calme. » Freud a été aussi dompteur. De la pulsion.
 
C’est alors que la règle de l’association libre et de l’écoute inconditionnelle et égale de « tout ce qui vient comme çà vient, petites choses comme grandes, malséantes ou non, légères joyeuses ou désespérantes », apparaît écrite depuis toujours, déjà là, en Freud comme dans ses fibres. Freud qui n’a jamais cherché à se faire confident, ni ne s’est voulu guérisseur.
 
En faut-il plus, pour nous convaincre de la difficulté, à travers toutes ses lettres, de faire de lui un maître, un héros, et plus encore un meneur d’hommes ? Ne faut-il pas y mettre du sien pour tomber, sans s’en apercevoir, dans l’adulation et la soumission vis à vis d’un tel « maître » qui ne commande jamais, mais vous exhorte seulement à ne pas être « un agent aveugle et aveuglé » (p. 385), un acteur malgré vous de votre triste sort, - ceci si vous venez vous adresser à lui, … ou à un de ses descendants ? Certes, le désir de s’émanciper n’est pas forcément toujours là. Mais l’on sait que l’autre mot pour ‘guérison’ comme visée de la cure analytique, est, pour Freud lui-même, celui d’ ‘émancipation’.
 
Que dire en concluant ? Qu’il manque dans ce livre des zones d’ombre situées. 
 
Et puis qu’il faut aller au de-là, et prendre en considération le sous-titre du livre : « Trésors d’une correspondance. » Ne venons-nous pas en effet de lire une correspondance amoureuse et même conjugale alors que les destinataires sont la plupart du temps des collègues, des « élèves » : Freud passe son temps à conjuguer, les temps, les manières, les caractères, les questions de l’amour, avec et pour chacun.    
 
Il me semble que tous deux, Freud et l’auteur lui-même, sont mus par cela, par quelque chose d’une adresse amoureuse forte, très discrète, qui sous-tend toutes les lettres, comme ancrées, coulées, dans l’indestructible du désir, sur lequel ils s’appuient avec la certitude de sa pérennité, - si ce n’était de la mort à venir un jour. « Liebe Lou, lieber Max, etc. » Avec, pour Martha, « mon trésor ». Freud est toujours amoureux, il est munificent : ‘Ma petite Marthe bien-aimée’, ‘bien chère petite Marthe’, ‘ma douce petite princesse’, ‘précieuse princesse ‘ ; et ‘ma vieille’ … Ce qu’il y a de plus précieux, Freud le célèbre à chaque ligne, et nous y invite. L’amour de la science, les pulsions de vie. Mais on aimerait l’entendre plus sur Martha. Et sur Minna, pourquoi pas.
 
Reste que Freud est équanime jusqu’à l’extrême ! Sa vie nous apparaît dans une sorte de perfection, passionnée, autant que « sans peur et sans reproche ». Lettre d’amour : « Ma bien-aimée, ton charme m’ensorcelle, source inépuisable de jouissance, de sympathie et d’admiration ; jamais nous ne deviendrons l’un pour l’autre indifférents et importuns. Si tu me donnes un baiser dès que j’arrive, et un deuxième pendant que nous roulons vers chez toi, puis un troisième, et ainsi de suite, alors je me rends, je suis à toi. Je ne serai pas fatigué en arrivant, j’aurais voyagé sous cocaïne afin d’apaiser ma terrible impatience. » écrit-il à Martha en mai 1885. Quelques mois plus tard, en octobre : « Je m’en rends bien compte, c’est à cause de toi que les gens m’aimeront. » (p. 31) Et puis tout d’un coup voyageant en Grèce quelques années plus tard, comme une célébration, il lui écrit : « Pour monter sur l’Acropole, j’ai mis ma plus belle chemise. » (p. 147) 
 
« Vanité de la fièvre romantique ; vacuité blême du philosophe ; élans de sincérité ; leurres et illusions de l’unité ; flou de l’identité nationale ; indignation, vice ou vertu ; exactitude et vérité ; entre contrainte et liberté. … », les intertitres d’André Bolzinger s’enchaînent. Équilibre et clarté. « Freud le terrible » pourrions-nous dire, à l’image de ce héros de fiction bien connu. Il ne lâche pas sa base, sa conviction des sciences de la nature et de l’amour, toujours enthousiaste et déterminé. Peut-être est-ce là la seule comète qu’on puisse lui reconnaître. Car il y en eut une, pour lui, à nulle autre pareille ; cela ne fait pas de doute : 
 
« Ne croyez pas que je sois le fondateur d’une religion, » écrit-il en février1910 à Jung, « Nous sommes engagés ensemble dans quelques chose qui nous dépasse ; notre tâche est modeste : observer les évènements afin d’apprendre à connaître les puissances obscures qui en sont la force motrice. » (p. 16) 
 
Nous pourrions nous en tenir là. Mais Freud poursuit, de façon étonnante rétrospectivement après ces lettres de février puis d’août très affirmées et nettes, auxquelles même on pourrait trouver un air martial. Deux ans plus tard, il semble en effet s’apprêter à conclure en se retirant ; quelle immense confiance, quel puissant transfert le font s’adresser à Jung en ces termes, en février 1912 : « C’est pour moi une sécurité de savoir que tout est entre vos mains. » ? L’avenir de la psychanalyse était entrain de se jouer. Freud mettra encore deux ans pour voir qu’il allait peut-être s’en remettre aux forces obscures et célestes au lieu d’apprendre à les connaître, en faisant confiance à ce fils aîné adoptif, qu’il voulu comme son dauphin.  La rupture entre eux était proche. L’air du temps d’aujourd’hui n’est-il pas semblable pour la psychanalyse ? L’âme romantique, l’adhésion et le goût de là synchronie voudraient nous faire abandonner la lecture. En cela, ce « Portrait de Sigmund Freud » nous ramène avec bonheur aux sédiments essentiels de la psychanalyse.
 
Pierre Bourdariat